Pr Daniel RIGAUD, Nutrition
Vous la connaissez sans doute. Elle a pour nom Céline. A 17 ans, elle fait la connaissance de Djibril. Il l'initie au haschich. Ils fument ensemble. Bientôt, elle en est à dix joints par jour. Puis vingt, tandis qu'elle se met au crack et à la cocaïne, parfois puis souvent. Elle goûte un peu à l'ecstasy. Un dimanche, Djibril la quitte…. Pour sa meilleure amie. Elle est angoissée et profondément triste. Elle sombre. Quinze jours plus tard, elle sort avec sa copine Aurélie, qui veut lui remonter le moral. Aurélie lui dit qu'elle devrait faire comme elle, perdre quelques kilos. Elle, Aurélie, en a perdu cinq, grâce au régime "Détoxibio-c'est-ça-qu'il-vous faut". C'est donc ça qu'il lui faut. En suivant le régime, qui est assez compliqué et contraignant, plutôt végétalien, elle a le sentiment de reprendre le contrôle sur sa vie. Sa vie pourrait avoir un sens, à nouveau ! Elle bat bientôt Aurélie : moins sept kilos. C'est facile, c'est cool, trop top ! Pourquoi ne continuerais-t-elle pas ? Maintenant, elle arrive à sauter un repas… puis deux. Elle ne mange plus que le matin. C'est à ce moment que l'anorexie mentale (AM) l'a bouffée. En boucle, la pensée lui vient qu'elle pourrait regrossir, si elle n'est pas vigilante. Elle décide de se limiter à deux yaourts et une pomme par jour, de perdre encore 6 kilos, d'atteindre 39 kg (àa lui laisse un peu de marge pour ne pas remonter à 40 kg !). Deux mois plus tard, la première crise de boulimie l'a met sur le flanc.
Cette addiction au cannabis et autres drogues, suivie dans la foulée d'une anorexie mentale qui monte en puissance, ça vous dit quelque chose ?
Le lien entre anorexie mentale et addiction a été décrit dès 1969 (Singh T et al. Br Med J 1969 ; 3 : 301-302) à propos de l'association AM et alcoolisme chez 3 patients.
Des questions se posent :
L'addiction est un besoin incontrôlable du cerveau d'acquérir et de s'administrer une substance qui a pour effet de créer un mieux-être. Je dis bien un mieux-être, plutôt qu'un bien-être. L'idée (la pensée) est d'obtenir un changement positif de son humeur ou d'avoir une perception sensorielle modifiée, excitante. Au début, certains parlent de "plaisir". La personne l'obtient, c'est fort et elle a "envie" (en fait besoin) de répéter la séquence pour obtenir le même effet. Le cerveau "fixe" le comportement : c'est l'addiction. Le cerveau "consolide" ce changement en utilisant la drogue pour son fonctionnement "normal". Au point que, si la personne n'en prend plus, elle se sent mal : c'est le syndrome de sevrage ou "manque". Pour éviter ce mal-être (encore !), elle reproduit le comportement.
Il faut savoir que bien souvent l'addiction a 3 composantes :
Une addiction, pour exister, implique un stimulus, un sujet et des effets de ce stimulus sur le sujet.
Le plus souvent, le stimulus est chimique : alcool, tabac (nicotine et autres), cocaïne, cannabis, héroïne, amphétamine, ecstasy, LSD…
Parfois, le stimulus est émotionnel et comportemental : jeu vidéo, jeu de casino, courses de fond ou demi-fond, travail...
L'objectif est le même : il s'agit de se procurer un mieux-être (un moins mal-être).
Ce mieux-être est de plusieurs natures possibles : excitation, désinhibition, hallucination, calme et repos, euphorie.
Pour atteindre cet objectif, le produit "drogue" utilise, dans notre cerveau, des systèmes qui existent.
Une drogue ne peut pas avoir d'effet, s'il n'y a pas dans le cerveau un équivalent à cette drogue. Ainsi, existe-t-il dans notre cerveau un équivalent de la morphine (les endorphines), un équivalent des amphétamines, via le circuit dopamine et le circuit noradrénaline, un équivalent de la cocaïne, via la sérotonine, un équivalent du cannabis, les endocannabinoïdes et, enfin, un équivalent de la nicotine, via des récepteurs de l'acéthylcholine-nicotinique.
N'importe qui ne devient pas addictif à telle ou telle drogue. Ne fait pas une addiction qui veut. Donc, ce n'est pas la faute des gens s'ils sont "addicts".
Génétique : La génétique joue un rôle non négligeable. On sait par exemple que l'alcool est transformé au niveau du foie et qu'un dérivé de l'alcool pénètre dans le cerveau pour y être addictif, alors qu'un autre ne l'est pas (l'acétate). Il est des gens qui, génétiquement, métabolisent l'alcool plus en acétate qu'en acétaldéhyde. Ils sont moins sujets à l'alcoolo-dépendance ! Les personnes qui possèdent par exemple le génotype alcool-deshydrogénase ADH2*2 ont une dégradation de l'alcool en acétate plus rapide et sont moins sujets à l'alcoolo-dépendance.
On a pu démontrer qu'il existe un facteur génétique à certaines addictions. A noter que dans les familles "sujettes aux TCA" on trouve la même susceptibilité aux addictions (alcool en particulier).
La tendance dépressive et anxieuse (elle aussi en partie génétique) est un facteur favorisant des addictions et des TCA.
Face à un "produit addictif", la personne va ressentir des effets positifs et négatifs. Plus les effets positifs sont forts et plus les effets négatifs sont modestes, plus on a de chance de développer une addiction au produit.
Plus les effets positifs sont modestes et les effets négatifs forts, moins on a de chance de développer cette addiction.
Une drogue exerce des effets positifs et négatifs. Ces effets ont une intensité variable.
La dépendance est fonction du différentiel entre l'intensité des effets positifs et celle des effets négatifs.
Peut-on être addict au "rien". Non, bien sûr, mais ce n'est pas "rien" d' "être anorexique" (sic) ! Pourquoi ?
Deux fois plus de malades souffrant d'anorexie mentale ont fait, font ou feront une addiction aux drogues : tabac et alcool avant tout, mais aussi cannabis. La consommation de drogues "dures" est bien plus rare.
Toutes les anorexies ?
Il existe deux types d'AM : l'AM restrictive (AMR) et l'AM boulimique/vomitive (AMB).
Les différentes addictions se voient avant tout dans la forme boulimique : aucune AMR de nos 241 malades suivies 10 ans n'a été dépendante de l'alcool ou du cannabis.
A l'opposé, 7 % et 5 % des malades AMB (sur 249 malades suivies 10 ans) étaient dépendante de l'alcool ou du cannabis.
Seules 14 % des malades AMR se disaient dépendantes du tabac, contre près de 40 % des AMB.
Environ 13 % des AMR abusaient de laxatifs, contre 26 % des AMB.
Moins de 9 % des AMR abusaient des psychotropes, contre 28 % des AMB.
Pourquoi ?
L'anorexie mentale restrictive (AMR) s'accompagne d'une psychorigidité et d'un besoin de contrôle marqués.
L'anorexie mentale boulimique s'accompagne d'une impulsivité forte et d'un contrôle sur soi imparfait.
L'anorexie mentale restrictive est une réussite, l'anorexie mentale boulimique est une faillite.
La tendance dépressive et la tendance anxieuse sont mieux perçues des malades soufrant d'anorexie mentale boulimique que des restrictives.
La culpabilité, voire la honte et une tendance bipolaire (phases d'excitation suivies de phases de dépression) sont plus fréquentes et plus marquées en cas d' anorexie mentale boulimique que d'AM-restrictive.
Il n'est pas rare qu'une addiction s'accompagne d'un TCA. Ceci n'a rien d'étonnant : ce sont les mêmes circuits cérébraux et les mêmes systèmes (dopamine, sérotonine) qui sont à l'œuvre.
Les malades des deux pathologies ont un manque de confiance et d'estime d'eux (elles)-mêmes.
La dépression et l'anxiété n'y sont pas rares. Les ATCD de traumatismes non plus.
L'endorphine, hormone du "mieux-être" et de "l'anti-douleur", favorise les compulsions alimentaires et la prise d'aliments sucrés-gras (hypercaloriques).
Le cannabis a aussi des effets sur la prise alimentaire. Une étude sur 1861 jeunes filles et garçons a montré que les adolescents souffrant de compulsion alimentaire avaient deux fois plus de risque de développer une addiction, en particulier cannabis et "drogues dures".
Parmi 4043 filles et garçons de 15-25 ans des deux sexes consultant pour usage abusif de drogues, 8 % souffraient ou avaient souffert de boulimie, 15 % de compulsion et 3 % d'anorexie mentale (2 fois plus que la population).
Le TCA, l'anorexie mentale en particulier, peut survenir dans les suites d'une addiction. On évoque une tendance addictive globale, qui se manifeste d'abord par la drogue, puis par le TCA. Environ 20-25 % des personnes qui se droguaient avant disent avoir eu "des problèmes alimentaires au décours" (dans l'année qui a suivi l'arrêt).
Une idée admise est que l'AM représente une prise de contrôle pour échapper à l'addiction (chez certaines personnes). On s'auto-administre la sérotonine et la dopamine "souhaitées".
Quels mécanismes ?
Nous les avons vus :
Anorexie mentale et addiction : En résumé L'addiction est un comportement qui a pour but l'administration ou l'auto-administration d'une substance que le cerveau utilise pour obtenir un mieux-être, notamment en traitement de son mal-être. L'objectif est d'acquérir un bénéfice, soit sensoriel, soit émotionnel, soit cognitif. Pour qu'il y ait addiction, il faut que la réponse souhaitée soit immédiate, facilement identifiable par le cerveau et assez intense. L'addiction implique qu'il y ait répétition, atténuation et sensation de manque en cas d'arrêt. Les addictions surviennent sur un terrain particulier (rôle de la génétique). En ceci, l'anorexie mentale est un comportement addictif. Dans l'anorexie mentale, on peut être addict. à l'hyperactivité physique, aux laxatifs voire, plus rarement, aux drogues, alcool, tabac et psychotropes loin en tête, puis cannabis et autres drogues dites dures. Les personnes qui ont été ou sont dépendantes d'une drogue ont 2 fois plus de risque de faire un TCA que les autres. |
Publié en 2018.11