Pr Daniel RIGAUD, Nutrition
La cause des troubles du comportement alimentaire (TCA) reste mystérieuse. Un mal-être, un manque de confiance ou d'estime de soi sont des faits connus chez les malades souffrant de TCA. En revanche, plus personne ne croit vraiment qu'un trouble psychologique soit directement en cause : mère fusionnelle, père absent, famille dysfonctionnelle, bipolarité...
On connait aussi l’importance du régime hypocalorique comme facteur déclenchant de divers TCA (anorexie mentale, boulimie, compulsion). Pour autant, à nouveau, on peut affirmer que le régime n’explique pas tout : de nombreuses personnes commencent un régime pour maigrir et ne développent pas de TCA. De plus, environ 15 à 25 % des malades TCA ne se sont pas mis au régime avant le TCA.
S’il ne fait aucun doute qu’un mal-être est observé chez 70 à 80 % des malades avant le TCA, si tous s’accordent à dire qu’il faut une prise en charge psychothérapeutique, si nul ne peut contester le rôle de la restriction cognitive et du régime hypocalorique et hypoprotéique, il nous faut chercher aussi d’autres facteurs susceptibles d'expliquer l’émergence des TCA, puis leur consolidation.
On sait depuis quelques années qu’il existe une susceptibilité individuelle aux TCA, en tout cas à l’anorexie mentale (AM). Une part de cette susceptibilité est de nature génétique. Les chercheurs ont identifié des mutations de gènes qui confirment le résultat des études familiales.
Mais une autre forme de susceptibilité aux TCA pourrait être de nature sensitive, au sens large du terme : émotionnalité et sensorialité.
Les études suggèrent que les malades souffrant de TCA ont un déficit sensoriel net. C’est particulièrement le cas des malades AM. Chaque thérapeute ayant l’habitude des TCA a pu constater que les malades AM ont l’air de sentir moins que les autres ou, en tout cas, ont une expression de leurs sensations et émotions nettement moins forte que celle de personnes sans TCA. On s’accorde à dire que l’expression des sensations et émotions est nettement moins visible par l’autre. En cas d’AM, on parle ainsi d’anosognosie, de pauvreté de l’expression, de déficit émotionnel ou de perte du ressenti.
Il suffit de filmer une malade ayant une AM ou souffrant de boulimie ou de compulsion pour se rendre compte de l’altération des capacités d’expression : visage figé, manque d’expression des traits, manque de réaction à la stimulation verbale ou gestuelle.
Il y a donc bien un déficit sensitif (« panne apparente du ressenti »).
Ce déficit sensoriel ne porte pas sur les organes sensoriels eux-mêmes. Si l’on excepte les malades gravement dénutris, dont l’indice de masse corporelle est inférieur à 12 kg/m2, les organes sensoriels fonctionnent tout à fait bien : l’ouïe, l’odorat, la vue, le goût et le toucher ne sont pas altérés. Des études, nombreuses, prouvent que les malades souffrant d’AM reconnaissent les choses aussi bien, avec la même sensibilité, les mêmes niveaux de seuil de détection, la même intensité que des sujets sains de même âge. Des expériences ont montré que le seuil à partir duquel les patients sentent une odeur, un goût sucré salé ou amer, le toucher sur un bras ou une jambe n'est pas plus élevé que celui de sujets sains. En d’autres termes, la concentration d’odorants, de substances chimiques à mettre sur la langue, la puissance du son ou l’intensité du contact tactile ne doivent pas être plus élevées pour que le malade le sente que chez une personne sans TCA. |
Ainsi avons-nous fait sentir à des malades AM et boulimiques des odeurs à la fois alimentaires (fromage, pizza, bœuf, bacon, orange, fraise, amande, pomme) et non alimentaires (jasmin, lavande, rose, violette, savon, herbe). Ces odeurs étaient présentées à des concentrations faibles ou plus fortes, dans un ordre croissant. La concentration à partie de laquelle les malades AM sentaient l’odeur était la même que celle des sujets sains (femmes de même âge, sans TCA et bien portantes).
De même, comme d’autres auteurs, nous avons fait goûter des solutions plus ou moins sucrées à des malades AM. Ils ont senti le goût du sucre à partir de la même concentration que les sujets sans TCA.
D’autres auteurs ont exploré la perception de points lumineux a minima, de toucher de la peau par un cheveu. A nouveau, aucune différence n’a été trouvée entre malades et personnes bien portantes.
Chez des malades souffrant de boulimie ou de compulsion, des conclusions identiques ont été portées.
Pour conclure, il ne semble pas y avoir d’altération de l’appareil sensoriel chez les malades TCA.
Il semble que les anomalies siègent dans l’intégration des ressentis. Les malades, par opposition aux sujets en bonne santé, sont moins capables de percevoir « ce que ça leur fait », « ce que ça leur évoque », « quel rapport ceci a avec leur capital mnésique ». Comme si le cerveau ne savait pas quoi faire de l’information, ni à quoi la rattacher, ni à quoi l’associer dans la mémoire. Le cerveau, normalement, compare et jauge l’information sensorielle ou émotionnelle en fonction de ce qu’il a dans ses mémoires. Quand j’ai mal, je compare la douleur à quelqu’autre douleur, pour l’évaluer. Quand je sens une odeur ou quand je vois quelque chose, je cherche dans mes registres de mémoire à quoi je peux le rattacher (« ça me fait penser à… »). Une personne en bonne santé fait ainsi de multiples associations, face à un stimulus sensoriel (l’exemple le plus connu est la « madeleine de Proust »). En particulier, elle va associer la sensation à une émotion (cette odeur me fait du bien, me rappelle mon enfance, ou me dégoûte…).
Dans les TCA, on a le sentiment que ceci ne se fait pas. Ainsi, nous avions testé le nombre d’associations libres que des malades AM et boulimiques étaient capables de faire face à un objet alimentaire ou non alimentaire. Les malades AM faisaient en moyenne trente pour cent d’associations en moins que les sujets sains.
On le sait mal. Très peu d’études scientifiques ont porté sur la période avant le TCA et on comprend pourquoi ! On ne peut donc qu’avoir recours aux résultats de questionnaires chez des malades ayant déjà un TCA.
Il n’est pas rare par exemple que les malades disent qu’ils étaient hypersensibles avant le TCA, qu’ils avaient beaucoup plus d’émotions que leurs camarades, qu’ils s’attachaient beaucoup plus à autrui, qu’ils avaient plus peur de perdre un proche que les autres. Malheureusement, ce sentiment étant par définition subjectif, il est impossible de savoir la réalité du phénomène !
A l’inverse, un traumatisme peut avoir induit une perte de sensibilité : le malade, ainsi, se protège de la pensée négative envahissante et destructrice du traumatisme. Ne pas sentir aide alors à se mettre à l’abri de ses émotions.
Enfin, le régime hypocalorique semble pouvoir, à terme, déclencher des troubles de l’intégration sensorielle et émotionnelle. Il faut rappeler à cet égard que les émotions sont ce qui coûte, d’un point de vue énergétique (métabolique), le plus au cerveau : on brûle bien plus de calories par l’angoisse ou la colère que par un calcul mental des plus compliqué ! Face à la dénutrition, il est donc « économique » d’éprouver moins d’émotions !
L’appareil sensoriel semble intact dans les TCA, sauf en cas de dénutrition importante (grave). En revanche, l’intégration des ressentis pourrait être nettement perturbée, en particulier en cas d’AM. Le malade se met ainsi à l’abri d’un excès d’émotions ou de sensations, soit qu’il ait subi un traumatisme, soit qu’il ait été hypersensible (hyperémotif) avant. Le TCA peut donc ainsi être vu comme un moyen d’annihiler ou de détourner les sensations et émotions vers les aliments et l’alimentation. On ne ressent plus grand chose (anorexie) ou bien on ne ressent quelque chose que dans la crise alimentaire (boulimie, compulsion).
Publié en 2019.09