Pr Daniel RIGAUD - Président d'AUTREMENT
On commence à mieux comprendre pourquoi les perturbations psychiques associées aux régimes se développent. En d’autres termes, nous commençons à pouvoir expliquer dans quel contexte nutritionnel apparaissent les troubles du comportement alimentaire. Ces facteurs nutritionnels sont essentiels. Le premier facteur est sans doute ce qu’on appelle la restriction cognitive.
C’est la décision, consciente et raisonnée, de se mettre à un régime alimentaire restrictif pour maigrir. La personne dit : « je devrais me mettre au régime : je suis trop gros », ou « je vais manger moins, car il faut que je soigne mon diabète ». Au début, c’est donc une pensée qui s’inscrit dans la « raison » : « Je dois », « Il faut ». Tout au plus la personne répond-elle à un mal être indéfinissable. En fait, dans bien des cas, les motivations conscientes à une perte de poids ne sont pas très rationnelles. En particulier chez les femmes. Beaucoup en attendent trop, ou tout à fait autre chose que ce que le régime hypocalorique et l’amaigrissement peuvent leur donner. Parfois la personne a quelques kilos de trop, parfois pas. Elle veut « être bien », « être plus heureuse », « changer sa vie », « perdre 40 kg »...
1. Pas de réel ressenti de la « nécessité de maigrir » :
Le corps n’a ressenti aucun inconfort réel au poids actuel. La décision ne lui appartient pas : il la subit. Ceci peut paraître étrange quand la personne est essoufflée, ou a une maladie de cœur liée à son surpoids. En fait, seule la douleur physique est vraiment inhibante. En effet, l’essoufflement de la personne obèse n’est pas toujours si gênant : il peut être évité puisqu’il suffit de ne pas avoir d’activité physique. Et la relation entre un infarctus du myocarde (une nécrose d’une petite partie du muscle du cœur) et l’obésité n’est qu’une certitude intellectuelle : rien ne nous permet de la ressentir.
2. Le manichéisme de la pensée restrictive :
Le piège est dans la pensée dichotomique. C’est la loi du tout ou rien. Ou je maigris vite ou ce n’est pas la peine. Ou les aliments font grossir (le chocolat, le beurre) ou ils font maigrir. Ou cet aliment est bon pour la santé ou il est bon au goût. La peur s’installe et se heurte au désir. Dès lors, il devient dangereux de se faire plaisir. Ainsi, frustration et culpabilité vont faire ménage (mais pas bon ménage !).
3. La restriction alimentaire et énergétique se heurte à ses conséquences métaboliques :
Les adaptations qu’elle génère ont malheureusement pour but de contrer le projet de perte de poids. L’organisme en effet s’oppose à ce projet. Les signaux qui nous permettent de ressentir la faim s’allument dès que nous nous mettons au régime. Le manque d’énergie joue sur notre métabolisme et notre humeur. La mission est simple : faire entrer de l’énergie ! Et tant pis pour ce beau projet plus ou moins rationnel de perdre du poids.
Dès lors, 2 cas de figure peuvent se produire.
La restriction alimentaire décidée de façon consciente et même volontaire donne à cette jeune femme qui n’avait pas confiance en elle un sentiment de puissance et de maîtrise et une sensation de bien être et de fermeté qui la rassurent. Elle voit qu’on l’admire ou elle croit qu’on la respecte, de suivre son régime. Elle croit qu’on la respectera encore plus quand elle aura bien maigri. Elle va être dans la « ligne », dans la norme, dans la morale ambiante. N’est-ce pas étrange, quand on y pense, que ce mot « garder la ligne » ! De quelle ligne parle-t-on en fait ? La ligne droite de l’épaule au genou, projet aussi fou qu’irréaliste, ou bien la ligne de conduite sociale.
Mais un autre phénomène joue : la jeune fille va par ailleurs se sentir « bien », ce mot qui signifie aussi qu’elle va, elle, éprouver une sorte de plaisir, au jeûne qu’elle s’impose. Plaisir physique, sensoriel, pour quelqu’un qui a peur de le partager avec d’autres. Elle va donc « s’accrocher » à cette sensation et poursuivre son jeûne. L’anorexie mentale naît là, dans cette « certitude du mieux » (être). Ce mieux être, on le sait, a 3 origines différentes :
1. Une excitation et une sensation de plaisir. Le jeûne provoque, chez certaines personnes et pas chez d’autres, une sensation de bien être physique immédiat. Un peu comme d’autres recherchent à dépasser physiquement leur limite dans la course de fond, pour retrouver la sensation d’être déconnecté (shooté, dirait-on maintenant), d’être bien. Une élévation de la concentration sanguine de béta endorphine et d’amphétamine en est responsable. Dans l’anorexie mentale, on trouve dans le sang une concentration sanguine de béta endorphine dix fois plus élevée que la normale, concentration qui baisse à la suite d’un repas. Cette libération d’endorphine par le jeûne et l’excès d’activité physique a une raison d’être. Dans les périodes où la nourriture manquait souvent, le corps avait trouvé ce moyen pour faire en sorte que ce soit supportable. Concernant l’activité physique, une même théorie peut s’appliquer : que ferait le loup si courir des heures derrière un troupeau de caribous était franchement désagréable. Il s’arrêterait. Ce qui serait mauvais pour la conservation de l’espèce loup… et pour lui ! Il n’y a sans doute pas de hasard au fait que très souvent la malade anorexique recherche l’hyperactivité physique : elle trouve dans le jeûne et cet excès d’activité physique deux moyens de produire des sensations fortes. C’est bien ceci qui fait qu’elle continue au-delà du raisonnable.
2. La deuxième raison à cette certitude d’être mieux vient de l’état d’excitation que procure à certains la restriction. La malade se sent stimulée et donc acquiert une autre perception d’elle même : oui, elle peut le faire, elle qui croyait qu’elle n’était capable de rien.
3. La troisième raison est que la malade se sent mieux comprise : puisqu’elle fait ce que demande la société, la parfaite maîtrise, la minceur extrême, l’activité physique soutenue, elle ne peut qu’être aimée. Elle qui en doutait. Enfin on va reconnaître sa vraie valeur. Cette pensée chez elle vient de ce qu’elle attache une trop grosse (tiens, le mot « gros ») importance au regard de l’autre et à ce qu’il pense.
La restriction alimentaire donne à telle autre personne un sentiment de malaise, une sensation de vide, de manque pénible. C’est l’inverse du cas précédent. Le jeûne ne lui permet pas de recruter facilement l’énergie mise en dépôt lors du repas précédent. Le sucre diminue dans le sang (le sucre qui circule est en toute petite quantité, moins de 6 grammes, soit 24 calories). Ceci déclenche la sensation de faim. La personne se sent lasse, fatiguée, sans énergie. Elle va alors « craquer ». En plein régime, elle se jette sur un demi-paquet de gâteaux, « elle se venge » sur 100 g de gruyère. Ça libère du sucre très vite. Face à cette crise, elle va être tentée de renforcer sa volonté de maigrir et ses conduites restrictives : elle va jeûner plus fort ou plus longtemps. Mais la pensée obsédante de la nourriture se renforce. La crise de boulimie ou de compulsion n’est pas loin.
Si la personne a une certaine tolérance à la prise de poids, elle va la tolérer : compulsive, elle va grossir.
Si elle ne supporte pas de prendre un gramme, elle va chercher par tous les moyens à maigrir, à perdre ces kilos en trop. Si elle cède à nouveau à une crise, elle va « se lâcher » plus fort et donc chercher ensuite à verrouiller encore plus fort : comment pourrais-je maigrir, tout en mangeant : une pilule ? Un vomissement ? Des laxatifs ? Le sport à outrance ? Et le cycle infernal est lancé !
Pourquoi certaines personnes deviennent anorexiques, d’autres boulimiques et d’autres compulsives et obèses ? Nous n’avons pas la réponse à la question, mais nous avons des pistes.
Voir aussi les schémas des "Mécanismes des troubles alimentaires"
Publié en 2015