Pr Daniel RIGAUD, Nutriton (Dijon)
Le cancer colorectal (KCR) est l'un des cancers les plus fréquents, le 2ème en fréquence chez la femme et le 3ème chez l'homme.
On estime actuellement l'incidence à 38 (chez l'homme) et 24 (chez la femme) nouveaux cas pour 100.000 habitants et par an. Ceci ferait environ 12.500 nouveaux cas caque année chez l'homme et 8.000 nouveaux cas chez la femme.
La tranche d'âge la plus touchée est celle des 50-70 ans.
Chez la femme, on observe un effet net de la ménopause sur l'incidence du KCR : le risque augmente après la ménopause d'un facteur 1,5. Cet excès de risque est diminué ou supprimé par la prise d'un traitement oestrogénique naturel. Les femmes sous traitement hormonal substitutif (THS) ont un risque divisé par deux comparé au risque des femmes ménopausées qui ne prennent pas de THS : risque relatif (RR) = 0,64 pour le cancer du colon et RR = 0,54 pour le rectum.
Les facteurs de risque de KCR communément admis, outre les facteurs alimentaires, sont les ATCD familiaux (familles à cancers digestifs, familles à cancer du sein), le sexe (plus chez l'homme que chez la femme), l'âge (plus en vieillissant), certaines maladies rectocoliques (rectocolite hémorragique, polypose familiale), le poids corporel (IMC augmentant et obésité), le tabac, l'alcool, la sédentarité et le diabète de type 2.
Les facteurs de protection reconnus sont la prise régulière d'aspirine et d'anti-inflammatoires, l'activité physique soutenue et la consommation de fibres alimentaires.
Une analyse récente, de type "méta-analyse", effectuée par Zhao Z et al (Red and processed meat consumption and colorectal cancer risk: a systematic review and meta-analysis. Oncotarget 2017 Oct 10; 8(47): 83306–83314) fait le point sur la question.
Les auteurs, chinois, ont analysé toutes les études publiées dans la littérature internationale jusqu'en 2015 inclus, études effectuées dans tous les pays du monde. Les chercheurs ont ainsi inclus dans leur méta-analyse statistique 60 études provenant de 20 pays situés en Amérique du Nord (USA, Canada), en Europe (étude EPIC multipays), en Australie et en Asie (Japon, Chine). L'ensemble de ces études regroupe au total un million neuf cent mille hommes et femmes (1.900.000) de toute ethnie et trente six mille cas de cancer (36.000 KCR).
Un gros intérêt de cette étude est que les auteurs ont analysé les 60 études publiées en séparant nettement les effets de la viande rouge de ceux de la charcuterie. Ceci n'avait pas souvent été fait auparavant. Or, il existe de notables différences entre viande rouge non transformée et charcuterie en ce qui concerne la présence de carcinogènes et de risque de KCR.
Un 2ème intérêt de cette méta-analyse internationale est d'avoir distingué les différentes formes de KCR : cancer colique proximal (colon droit et partie droite du transverse), distal (colon gauche et sigmoïde), cancer rectal et toutes formes confondues.
Un 3ème intérêt est de n'avoir pas exclu de l'analyse les publications dans une autre langue que l'anglais.
Les auteurs, enfin, ont séparé les études de suivi de cohortes et les études "cas-témoins".
Rappel : Dans les études de cohorte, on analyse la consommation de viande rouge/charcuterie (et bien sûr d'autres facteurs) d'un grand nombre de personnes (plusieurs milliers), on les suit pendant 10 à 20 ans et on compte les cancers dans chacun des "groupes de consommation". Ces groupes, en général 3, 4 ou 5 groupes contenant le même nombre de sujets, diffèrent par le niveau de consommation (ici de viande/charcuterie), allant du groupe "petits consommateurs" (n'en mangent pas ou peu) au groupe "forts consommateurs" (à celles et ceux qui en mangent beaucoup).
Dans les études cas-témoins, on prend tous les gens qui ont un KCR, on analyse leur consommation de viande/charcuterie et on les compare à des gens qui n'ont pas de cancer (en général 2 ou 3 fois plus de gens, pour avoir une bonne puissance statistique).
L'analyse, très sophistiquée, de Zhao Z et al, a permis de colliger 64 études provenant de 20 pays (dont la France, par SUVIMAX). L'étude a ainsi inclus les données de 1,892 millions d'individus et 36.843 cas de KCR.
Les auteurs ont analysé 20 études cas-témoins et 15 études de cohortes par rapport au KCR dans son ensemble. Ils ont moyenné les résultats et ont conclu que le risque relatif de développer un KCR quand on consomme beaucoup versus peu ou pas de viande est de 1,40 pour les études cas-témoins et de 1,12 pour les études de cohorte. Pour des raisons que nous ne détaillerons pas, les études cas-témoins surestiment en général le risque. Sur 20 études cas-témoins publiées, huit donnent un risque significativement positif et 12 ne voient pas d'augmentation du risque. Cinq des 15 études de cohortes voient une augmentation du risque.
Ramené à la France, un risque relatif de 1,12 donne le nombre suivant de nouveaux cas de KCR chaque année :
Donc il y aurait 4 cas en plus pour 100.000 habitants par an chez les gros et grosses mangeurs de viande rouge en France. Ceci ferait donc, en France dans cette tranche d'âge, 800 nouveaux cas chaque année (500 hommes et 300 femmes) chez les personnes de 40-65 ans. |
Pour le cancer colique dans son ensemble, mais sans le cancer rectal, les résultats sont les mêmes : 1,13 (11 études de cohortes) et 1,26 (15 études cas-témoins). Seules 2 des 6 études cas-témoins voient une augmentation du risque.
Pour le cancer rectal, les résultats sont assez proches, significatif dans les études cas-témoins (RR=1,30) et non significatif dans les études de cohortes (1,10). Seules 4 des 12 études cas-témoins voient une augmentation du risque. Seules 2 sur 8 études de cohortes voient une augmentation du risque, faible et non significative.
Les auteurs ont analysé 11 études cas-témoins et 12 études de cohortes par rapport au KCR dans son ensemble. Ils concluent que le risque relatif de développer un KCR quand on consomme beaucoup versus peu ou pas de charcuterie est de 1,36 pour les études cas-témoins et de 1,15 pour les études de cohorte. Sur 11 études cas-témoins, seules 4 étaient positives. De même, 4 des 12 études de cohortes montraient une augmentation du risque.
Pour le cancer colique (sans le cancer rectal), les résultats sont à peine différents : 1,33 (12 études cas-témoins) et 1,21 (11 études de cohortes). Seules 5 des 12 études cas-témoins voient une augmentation du risque.
Pour le cancer rectal, les résultats sont assez proches, significatif dans les 9 études cas-témoins (RR=1,28) et non significatif dans les 10 études de cohortes (RR=1,17). Seules 4 des 9 études cas-témoins et 3 des 10 études de cohortes voient une augmentation du risque.
Pour cette méta-analyse, les auteurs ont estimé l'augmentation du risque chez les gens qui avaient la tranche de consommation la plus haute à celles et ceux qui avaient la plus basse, sachant que la population était divisée soit en terciles (3 tranches), en quartiles ou en quintiles, selon l'étude. Donc l'augmentation du risque est évaluée par rapport aux personnes quasi végétariennes ou "flexitariennes", et non pas par rapport à la consommation moyenne.
Précision : La viande rouge dans ces études concerne en général le bœuf, le porc, le veau, l'agneau, le mouton, le cheval, les burgers et le foie. La charcuterie inclut le bacon, les tranches de jambon frit, le jambon, les saucisses, le hot-dog, la viande fumée et le saucisson.
En gros, le terme de "viande rouge" dans ces études exclut seulement les volailles. La consommation médiane de viande rouge et de charcuterie dans les groupes (terciles, quartiles ou quintiles) varie d'une étude à l'autre.
Y a-t-il d'autres études qui n'ont pas été inclus dans cette étude de Zhao et al ?
Il faut rappeler ici par exemple la réponse négative apportée par l'étude de Ollberding NJ et al (Meat consumption, heterocyclic amines and colorectal cancer risk: the Multiethnic Cohort Study. Int J Cancer 2012 Oct 1;131(7):E1125-33) : dans une étude de suivi de 165.717 personnes des deux sexes, les auteurs ne trouvèrent pas d'association entre KCR et consommation de viande, de viande rouge et de jambon après avoir classer les gens en cinq groupes égaux (quintiles) depuis les petits mangeurs (médiane : 15 g/jour) aux gros mangeurs de viande (médiane : 96 g/jour). Le risque relatif était de 1,04, de 1,02 et de 1,03 pour les 3 quintiles de plus forte consommation (versus 1,00 pour les petits ou non-mangeurs).
Les chercheurs de ces 2 études ont analysé les effets de la viande et de la charcuterie sur le risque de KCR grâce à 2 modèles statistiques différents : 1- l'un prenait en compte le sexe, le contexte génétique de KCR, l'âge, les origines (latinos, européens, asiatiques…) et enfin le milieu social et professionnel, 2- l'autre prenait en compte tous ces facteurs et, en plus, l'IMC et le tabac.
Les 2 études montraient que plus l'IMC augmentait (4 classes), plus les personnes fumaient (4 classes), plus elles mangeaient de viande et plus le risque de cancer colo-rectal, de cancer colique et de cancer rectal augmentait. Les courbes pour le tabac et l'IMC avaient une allure de courbe dose-réponse de type assez linéaire.
Les risques de KCR donnés ci-dessus tiennent compte du tabac et de l'IMC, ce qui est important puisque les effets négatifs de la consommation de viande rouge et peut-être de charcuterie sont en partie explicables par le fait que les gros mangeurs de viande/charcuterie sont aussi les plus gros (en termes d'IMC) et les plus gros fumeurs. On sait en effet que les "gros mangeurs" de viande et de charcuterie sont aussi plus gros et plus gros fumeurs que les gens végétariens ou quasi végétariens.
La viande rouge contient du fer et il a été dit qu'un excès de fer peut être un facteur d'induction du cancer, en favorisant l'oxydation et en contribuant à former des composés N-nitrosés, supposés carcinogènes.
La cuisson à forte température et pendant longtemps contribue à former des hydrocarbones aromatiques, des amines hétérocycliques, des composés nitrosaminés qui jouent un rôle très plausibles dans la genèse du KRC.
Un point important est le niveau absolu du risque : en d'autres termes, à partir de quelle consommation de viande rouge ou de charcuterie, le risque de KCR augmente-t-il ?
Dans l'étude de Jarvinen R et al (Br J Cancer 2001 Aug; 85(3): 357–361), les auteurs ont suivi 60.000 hommes et femmes pendant plus de vingt ans (max : 36 ans). Ils ont analysé les résultats pour la viande et la charcuterie en prenant en compte les facteurs de confusion que sont le sexe, l'âge, l'IMC, le tabac et la sédentarité. Ils ont trouvé que les fruits et légumes étaient protecteurs et que la viande rouge n'avait pas d'effet significatif. Les gens atteints de KCR avaient une consommation médiane de viande de 153 g/jour et les gens sans cancer de 145 g/j.
Les quartiles de consommation de viande rouge étaient chez l'homme les suivants : 1 : < 95 g/j, 2 : 95-140 g/j, 3 : 141-205 g/j et 4 : > 205 g/j et chez la femme 1 : <60 g/j, 2 : 60-90 g/j, 3 : 90-130 g/j et 4 : >130 g/j.
L'étude Européenne EPIC (Norat T et al. J Natl Cancer Inst. 2005 Jun; 97(12): 906–916) est intéressante. Les auteurs (UK, Allemagne, France, Suède, Danemark, Italie, Espagne) suivirent 478.000 personnes adultes de 35-70 ans pendant 10 ans au moins. Cette étude a séparé des classes de consommation de viande rouge de 20 en 20 g jusqu'à plus de 80 g/jour (Figure 3). Les auteurs ont aussi fait un calcul permettant de voir si une consommation élevée en poisson et en fibres alimentaire neutralisaient cet effet. Chez les gros mangeurs de viande rouge (hommes), la forte consommation de poisson ou de fibres annulait le sur-risque (ex. : haute teneur en fibres : RR viande rouge = 1,07 : moyen apport de fibre RR = 1,21 ; basse teneur RR = 1,49).
Une étude américaine portant sur 121.700 infirmières US et 55.000 hommes prof. de santé US suivis au moins 12 ans a permis de conclure qu'il n'existait pas de lien clair statistiquement entre viande rouge et risque de KCR, risque de cancer colique droit ou gauche, après ajustement avec tous les facteurs de risque (génétique, sexe, âge, IMC, tabac, activité physique, hormones, aspirine, alcool). Fait important, une analyse moins sophistiquée des mêmes personnes avait mis antérieurement en évidence un lien entre viande rouge et charcuterie et cancer du colon (RR=1,23) mais pas du rectum. Cette fois-ci, les auteurs ont suivi les gens plus longtemps (>20 ans) et on analysé le risque en fonction de l'exposition à la consommation de viande/charcuterie (Figure 4). Ils n'observèrent pas d'augmentation du risque, ni en cumulé ni en fonction de la durée d'exposition.
Viande rouge : L'augmentation du risque relatif (en %) de KCR est de 12 % quand on compare les petits et les gros mangeurs de viande rouge. Dans les 2 tiers des études, ce résultat n'est pas significatif. Cependant, le fait qu'il soit "robuste" (tout le monde trouve autour de 10-13 %) va dans le sens d'un élément de preuve.
Charcuterie : L'augmentation du risque relatif (en %) de KCR est de 20 % quand on compare les petits et les gros mangeurs de charcuterie. Dans la moitié des études, ce résultat n'est pas significatif. Cependant, le fait qu'il soit "robuste" (tout le monde trouve autour de 20 %) va dans le sens d'un élément de preuve.
Rappelons aussi que l'augmentation du risque est de 15-20 % pour les petits fumeurs (10 paquets/année ; comparés au non- et ex-fumeurs), de 25-27 % pour les fumeurs modérés (30 paquets/année) et de 50-60 % pour les "gros fumeurs" (médiane : 50 paquets dans l'année).
Rappelons enfin que le surpoids et l'obésité ont un rôle plus significatif aussi que la viande rouge ou la charcuterie : le risque relatif (en analyse multivariée) est, par tranche d'IMC de 5 en 5 kg/m2, (ex : 20-25, 25-30, 30-35…) de 1,50 pour l'ensemble de la population et de 1,82 chez la femme.
A ce stade, en 2017, il ne parait pas scientifique d'écrire que le KCR, le cancer du colon et le cancer rectal sont dus à un excès de consommation de viande rouge et encore moins qu'ils sont dus à la consommation de viande rouge.
D'un point de vue scientifique, cette assertion relève plus de la peur et de la rumeur que de la preuve scientifique.
De même, il ne parait pas acceptable d'un point de vue scientifique de dire que le risque de cancer du colon et du rectum sont liés à la consommation de charcuterie. En revanche, consommer plus de 50 g de charcuterie/jour est associé à un risque accru de 15-20 % de cancer colorectal.
Figure 1 : Risque relatif d'avoir un cancer colorectal selon la consommation de viande rouge, de charcuterie et de tabac et selon l'IMC
Légende : On voit que le risque relatif de développer un cancer colorectal est nettement plus important pour le tabac et l'obésité que pour la viande rouge et la charcuterie (moyenne des études de Zhao Z et al et de Ollberding NJ et al.
Figure 2 : Risque relatif de KCR selon le quartile de consommation de viande et d'œufs
Légende : pour la viande rouge, il n'y a ni effet significatif (sur 60.000 personnes ; Jarvinen et al) ni effet dose-reliée. Seule la consommation de cholestérol est significativement liée au risque de KR (PS : les auteurs n'ont pas testé la charcuterie).
Figure 3 : étude EPIC (Europe) : Risque relatif de KCR selon le quintile de consommation de viande rouge et selon la localisation du KCR
Légende : L'augmentation du risque n'est significative pour aucun site en ce qui concerne la viande rouge. La charcuterie, elle, est associée significativement au KCR du colon gauche mais peu (P=0,04), mais ni au KCR en général, ni au cancer du colon droit et du rectum.
Figure 4 : Risque relatif de cancer colorectal en fonction de la durée de consommation de viande rouge/charcuterie
Légende : On voit que le risque de cancer n'augmente pas avec la durée d'exposition (de consommation de viande ou de charcuterie). De plus, aucun de ces légères augmentations n'est significative statistiquement. Dans cette figure, les deux colonnes "cumul" signifient le risque relatif toute durée de consommation de viande confondue et une fois retiré le biais aux autres facteurs de risque (IMC et tabac).
Publié en 2017.12