La prise alimentaire est une fonction vitale et prioritaire pour les êtres vivants. C’est un comportement complexe et paradoxal pour les animaux omnivores. Il est vital de manger, mais, ce faisant, on prend le risque de mettre en nous quelque chose d’extérieur. Les animaux omnivores ne sont pas programmés pour connaître leurs besoins nutritionnels. Ils n’ont conscience que de très peu de besoins : l’énergie, le sucre (glucides), l’eau et le sel (NaCl). En revanche, ils les perçoivent dès le plus jeune âge, et ce, sans connaissance intellectuelle (cognitive).
Comportement alimentaire : ensemble des pensées et actions qui aboutissent à l’ingestion d’aliments et à la gestion de l’ingéré. Il intègre de multiples fonctions : l’investissement alimentaire du sujet ; l’élaboration de l’action ; les stratégies, conscientes ou non, avec lesquelles interfère le comportement d’ingestion ; le type de personnalité ; les effets digestifs et métaboliques qui précèdent, accompagnent et suivent la prise alimentaire. |
Faim : éveil à la prise alimentaire, c’est une sensation perçue au niveau céphalique (malaise) ou (et) digestif (creux). C’est une réponse à un déficit énergétique (« j’ai besoin de manger »).
Rassasiement (satiation) : c’est initialement la diminution puis l’extinction de la faim. Puis il est perçu comme une sensation de lourdeur digestive (née dans l’estomac ou/et le duodénum), puis de dégoût.
La satiété est le temps pendant lequel le signal « faim » est éteint. C’est donc une réponse de type tout ou rien. Cette phase est avant tout la réponse métabolique aux nutriments énergétiques circulants ou disponibles dans les structures hypothalamiques.
Apprentissage : conditionnement, conscient ou non, par la répétition d’un acte. Nombre d’apprentissages sont involontaires ("je mange à ma faim" en est un). D’un point de vue neuro-physiologique, il obéit à la mise en place d’un « circuit court privilégié », qui n’implique plus la pensée consciente (il devient ainsi « naturel de manger »).
Bien des choses sont ici apprises. Pour manger, il faut aux animaux complexes partir en quête de nourriture (cueillette ou chasse). Mais pour manger « varié », qui est une obligation chez l’omnivore, il faut aussi à l’enfant apprendre à sélectionner ce qui est bon ou mauvais pour lui. Or très peu de signaux biologiques le renseignent. L’animal et l’homme sont programmés pour manger, mais comment et quand ils le font est entièrement appris.
Il y a chez l’enfant 2 étapes : celle de la dépendance et celle de l’autonomie. Jusqu’à 2 ans environ, l’enfant est incapable de subvenir à ses besoins et doit être dans une tolérance affective et confiante (« maman a raison, elle sait »). Pour autant, il est capable d’éprouver du désir et du plaisir, nous y reviendrons. Au delà de 2-3 ans, l’enfant entre dans une phase d’autonomisation. Il peut choisir, puisqu’il sait d’une part garder en mémoire, faire des liens et d’autre part marcher, ouvrir le garde-manger, mettre à la bouche… Mais puisqu’il sait choisir, il doit choisir. Ceci en effet va lui donner sa « carte d’identité ». Et dans la relation entre ses choix et la réponse de la « mère » à ces choix, il va forger son caractère. Il faut rappeler enfin que, pour être sûr que l’on a choisi, il faut aussi parfois s’opposer. C’est en disant non que l’enfant apprend à se définir face à ce qui l’entoure. Il fabrique ainsi sa personnalité. En ce sens, manger est un acte identitaire.
La mise en place du comportement alimentaire de l’enfant s’effectue très tôt, sans doute dès les premières tétées. Il se développe en fait ensuite selon trois périodes distinctes : la diversification alimentaire, le sevrage de l’allaitement, l’émancipation de l’enfant (autonomisation) et le rejet de l’« infantile » à l’adolescence.
Le nourrisson sait déjà ce qui le rassasie et ce qui est bon. De simples caméras le montrent : il tourne la tête vers l’odeur qu’il aime, sa mimique et les sons qu’il émet disent son plaisir ou son dégoût, il manifeste enfin sa réplétion gastrique.
Fait important, le lait est liquide et donc peu dense en énergie et le nourrisson peu capable d’extraire facilement l’énergie glucidique et lipidique contenues dans ses réserves. Compte tenu d’un métabolisme aux capacités limitées, le nourrisson n’est guère capable de « tenir », après une tétée ou un biberon, plus de 3 à 5 heures. Et pour ce faire, il faut qu’il « se bourre l’estomac à craquer ». C’est pourquoi les régurgitations sont si fréquentes. C’est peut-être aussi une des bases des crises de compulsions alimentaires ensuite.
L’enfant apprend très tôt la nature de ses besoins métaboliques et la quantité qu’il doit ingérer pour les combler. Ainsi, les nourrissons apprennent à boire deux fois plus d’un biberon deux fois moins concentré, en quelques tétées. L’anticipation adaptative est possible très tôt, sans connaissance cognitive : l’enfant de 2 à 3 ans, qui reçoit depuis 4 jours un dessert donné, va réduire d’autant la quantité ingérée du plat de viande et féculents qui lui est proposé avant. C’est l’appétit sélectif. L’enfant de 3 à 5 ans, soumis à des alimentations et activités nouvelles l’après-midi, mange à midi d’abord en fonction de sa faim, c’est à dire en réponse aux faits précédents ; mais, dès le 4ème jour, il mangera en fonction des activités et de l’heure du repas suivant. Il a donc été capable de mémoriser un ensemble d’actions et d’ajuster son comportement alimentaire en rapport.
Cette couverture des besoins métaboliques est très précise. Elle implique de multiples signaux intégrés au niveau des différents neurones hypothalamiques, les uns pilotant la sensation de faim et les autres l’éteignant, c’est-à-dire provoquant le rassasiement et la satiété. Les médiateurs à court terme répondent à des stimuli tant intra-cérébraux que digestifs : ils sont de nature énergétique (glucose, acides aminés, calories), motrice (vidange gastrique pilotée par la motiline, la cholecystokinine) ou neuro-sensorielle (neuropeptide Y). A plus long terme, ils sont de nature plutôt hormonale : ainsi la leptine, hormone sécrétée par le tissu adipeux, qui agit grâce à un effecteur, le NPY. Tout ceci est intégré, par apprentissage conditionnel, pour être disponible facilement. Reste qu’il faut aussi mettre en jeu des effecteurs de la motivation (j’ai assez faim pour aller ouvrir le garde-manger) et de la mobilisation musculaire. Peu de choses sont connues dans ce domaine.
Se faire plaisir : un vaste programme pour l’omnivore. On ne sait pas très bien ce qu’est le « plaisir » pour les cellules cérébrales qui en donnent le message : à cette sensation est liée du relâchement (« je suis bien » , « apaisé » est le contraire de « je suis tendu ») ainsi qu’une notion de circuit privilégié (« j’y retourne »). Mais, avec l’apprentissage et la valorisation (donc le regard de l’autre), un autre type de circuit se met en place, dans un registre excitatoire : je me fais plaisir parce que ça m’excite (course, championnat, concours, examen, travail). Les circuits « du plaisir » font appel à deux dimensions opposées : le système opioïde (béta-endorphine, CART) qui tend à donner au cerveau un état de plus grand relâchement (donc de moindre excitation) ; le système amphétaminique et sérotoninergique, qui oriente vers une plus grande excitation (tension, le « stress »).
C’est sans doute pourquoi un enfant privilégiant plutôt des états d’excitation (peu de sommeil, agitation) tend vers l’anorexie tandis qu’un enfant plutôt calme (et donc favorisant les états relâchés) pourra avoir tendance à manger plus. En effet, l’acte de manger et la pénétration des nutriments dans l’organisme, via le tube digestif, entraîne une relaxation des organes digestifs, un afflux de sang à ce niveau et donc un moindre flux au cerveau. Ceci, associé au réchauffement lié à la thermogenèse, favorise la somnolence. Celle-ci a pour but également de permettre à l’organisme de récupérer de la fatigue précédente (après la chasse, le guépard mange puis dort, pour récupérer). Cette dilatation est pour les uns génératrice d’angoisse et pour les autres de ressource.
Le plaisir, lorsqu’il est répété, génère à la fois son renforcement et son contraire. Le nourrisson à jeun souffre (hypoglycémie). Il appelle sa nourrice et son estomac se remplit « à craquer » d’un liquide onctueux et doux, légèrement sucré, le lait. Il est comblé ! Mais il « se dépense » et, avec l’épuisement des réserves, il ressent à nouveau la faim, « le manque ». Il appelle et pleure et est à nouveau comblé. La répétition de ce processus, excitation – relâchement, conduit à un conditionnement : ce manque qui va être comblé devient… un désir. Mais si l’enfant sent que ce désir heurte un autre sentiment chez l’autre (la nourrice) ou s’il n’arrive pas à apprendre que ce manque est systématiquement comblé, il va devenir inquiet et jamais rassasié.
L’enfant d’omnivore a un double problème : il est obligé de diversifier son alimentation sous peine d’être malnutri et craint de le faire du fait du risque d’empoisonnement. C’est un réflexe biologique auquel l’espèce doit sa survie. La néophobie alimentaire est la méfiance, voire la peur, ressentie à la présentation d’un aliment nouveau (dans un registre donc excitatoire). La néophilie est l’envie de ce qui est nouveau ; aboutissant à une ingestion, elle est dans le registre opposé, la relaxation. Ce sont des sentiments physiologiques et universels, observables chez tous les omnivores. L’enfant normal est donc à la fois néophobe et néophile. C’est la balance entre les deux qui varie d’un enfant à l’autre.
Ces sentiments sont conditonnables. On peut favoriser la néophilie en accompagnant les mets nouveaux d’aliments connus et en montrant l’exemple (les enfants maghrébins mangent très épicés dès 6 à 8 ans). A l’inverse, on peut aggraver la néophobie en témoignant, par ses expressions (dégoût, angoisse, tristesse), d’un danger (que l’enfant attribue à l’aliment).
Il y a une base biologique à la néophobie : la sensibilité des papilles et organes du goût. Si un enfant a des cellules sensorielles et des papilles hypersensibles, réagissant pour de très faibles quantités de diverses substances alimentaires de base (amer, acide), il va avoir tendance, si l’expérience négative se répète, à rejeter beaucoup d’aliments. Un exemple est illustratif : beaucoup de légumes verts sont un peu ou beaucoup amers ; et l’enfant en moyenne y est plus sensible que l’adulte. Il les rejette donc. De même pour l’alcool.
Manger a une fonction identitaire. Si je mange comme un français, un musulman ou un breton, je suis français, musulman ou breton. Ceci s’installe très tôt. Les enfants, dès 1,5 ans, ont très envie de ressembler à l’adulte, dont ils copient gestes, comportements et habitudes alimentaires. C’est ici qu’intervient l’image de soi, entre cognitif et affectif.
L’enfant apprend très tôt (il sait) que sa mère revient le faire manger parce qu’il se fait plaisir (il émet un grognement de satisfaction) et qu’il sait le montrer à sa mère (il sourit). Il apprend aussi très vite à décoder les sentiments et humeurs de sa mère quand il mange : il lui fait plaisir ou l’angoisse ; elle aime qu’il finisse son assiette ou non… Il adoptera un comportement de circonstance pour lui plaire et pour qu’elle revienne. L’enfant diversifie son alimentation, non pas en fonction de ses besoins physiologiques (qui sont réels), mais pour plaire à son nourrisseur. Il ne le fait pas sans mal. Un petit mammifère qui est nourri sans « chaleur animale » (relaxation) a des conduites alimentaires et non alimentaires déviantes par la suite.
D’autres enfants et beaucoup d’adolescents adoptent des conduites de refus, voire des conduites à risque sur le plan alimentaire, pour pouvoir rejeter le modèle familial et trouver leur « propre identité ». Mais, ce faisant, ils cherchent aussi un (autre) groupe. Il y a en effet aussi chez l’homme et l’animal le besoin physiologique de transgression : je ne suis pas d’accord pour montrer que j’existe.
Manger est un acte identitaire. Donc si je fais parti d’un groupe où manger gras « fait grossir » et où grossir « est nul », alors je ne « veux » plus manger gras. Mais rien n’est « assez » maigre ? Donc autant manger sans graisse (le fameux zéro pour cent). Mais ceci se heurte à deux réalités physiologiques : manger gras, c’est ce qui donne du goût et c’est ce qui permet de tenir sans avoir faim pendant les heures de sommeil (jeûne prolongé). Il y a là une contradiction forte : « le gras, c’est bon » (pour le palais) ; « le gras, c’est nul et mauvais » (pour la société et la santé). Une pensée dichotomique naît de la peur et met l’enfant dans une contradiction majeure : ce dont j’ai envie ou besoin est mauvais. Alimenter ceci est la dernière chose qu’il faut faire lorsqu’on veut modifier le comportement alimentaire d’un enfant.
Manger répond à trois impératifs : se nourrir, se socialiser, se faire plaisir. Aucun ne peut être exclu. Un enfant obèse qui vous dit « je ne mange rien » ne dit pas qu’il n’ingère rien, mais que ses repères, sociaux, hédonique (plaisir) et métaboliques ont été mis à mal par le régime hypocalorique.
Face à ce comportement complexe, nous, thérapeutes, ne devons pas avoir des réponses simplistes. Quand l’enfant mange « trop » et grossit, il ne s’agit pas toujours (le plus souvent ?) de faim, mais d’appartenance, de copie, d’affects, de solitude, d’ennui et de génétique.
Il ne sert donc à rien de lui dire : « mange moins, tu vas maigrir », mais plutôt d’infléchir le comportement pour qu’il mange mieux, en se souvenant de l’avoir fait, en cherchant son plaisir et développant sa personnalité, sur un clavier bien tempéré où passion rime avec maîtrise.
Il faut aussi l’aider de façon simple. Par l’exemple d’abord : cette bouteille de 1,5 L de soda sur la table, là, est-elle utile à la famille ? Cette casserole de pâtes ou ces deux baguettes de pain qui restent tout au long du repas sur la table (« c’est pour toute la famille ») ne devraient-ils pas rejoindre la cuisine, après que tout le monde ait été servi une fois ?
Un sage chinois disait : si tu habites près de la mer, ne cherche pas à construire une muraille pour que ton enfant ne se noie pas, apprends lui plutôt à nager !
1. Bellisle F. Institut Danone Belge (92 302 Levallois-Perret), 2000.
2. CD ROM Nutrition et Santé. Impact Médecin-Institut Danone France (92 302 Levallois-Perret), 2001
3. INSERM, expertise collective. Obésité : dépistage et prévention chez l’enfant. Ed INSERM (75013 Paris), 2000
4. Le Heuzey MF. Les anorexies chez l’enfant. Ed Odile Jacob, 2003
5. Rigaud D. Anorexie, boulimie et compulsions : les troubles du comportement alimentaire. Ed Marabout 2003 : 323 p.
6. Westenhoefer J. Establishing dietary habits during childhood for long-term weight control. Ann Nutr Metab. 2002 ; 46 (suppl. l) : 18-23.
Publié en 2006