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Restriction volontaire : ce que nous apprend l'expérience de Keys ?

Dr Alain PERROUD, Psychiatre (Genève)

Cette expérience a été conduite par le Pr Ancel Keys, scientifique de l’université du Minnesota au cours de la seconde guerre mondiale entre 1944 et 1945. Ces résultats définitifs n’ont été publiés que beaucoup plus tard, en 1950, sous la forme d’un ouvrage de 1350 pages tant les découvertes faites à cette époque étaient riches et nombreuses, mais aussi surprenantes.

A l’origine, ce biologiste avait comme intention de mesurer les effets de la dénutrition chez les sujets sains et les effets de la réalimentation d’une personne amaigrie dans le but de préparer les troupes américaines à prendre en charge efficacement les ressortissants européens, dont un grand nombre a été victime de la disette sous l’occupation allemande et dans les camps de prisonniers.

Pour conduire son expérience, il a eu l’idée de faire recours aux objecteurs de conscience qui à l’époque aux Etats-Unis avaient le choix entre faire l’armée ou participer à un service civil public. Dans ce dernier cas, ils étaient susceptibles d’être conviés à participer comme cobaye à des expériences scientifiques. Une annonce a donc été passée à ces objecteurs de conscience pour participer à cette étude. Il a obtenu plus de 400 réponses favorables sur 1200 sujets potentiels. De ces 400 sujets ont été retenus une centaine pour passer des tests psychologiques et biologiques complets. C’est à l’issue de ce scanning précis et détaillé qu’il a retenu 36 jeunes hommes entre 20 et 26 ans réputés en bonne santé physique et psychique selon les critères choisis.

Le déroulement de cette expérience était prévu sur une période d’un an, à savoir 3 mois d’observation pendant lesquels ils étaient censés s’alimenter de façon normale et avoir une activité soutenue de l’ordre de 35 km de marche par semaine. Les 6 mois suivants étaient consacrés à l’expérience de dénutrition elle-même pendant laquelle les sujets recevaient une alimentation de l’ordre de 1800 kcal par jour composée essentiellement de féculents (pommes de terre, pâtes, pain et quelques légumes tels que les rutabagas). Cette alimentation se voulait proche de celle subie par les populations souffrant de famine pendant la guerre.

Au terme de ces 6 mois, les sujets étaient censés avoir perdu 25% de leur poids initial et étaient exhortés à perdre ce poids à un rythme idéal de 1 kg par semaine pendant les 6 mois de restriction alimentaire. Au terme des 6 mois, l’expérience prévoyait une réhabilitation alimentaire progressive et un retour à un équilibre pondéral normal au bout de 3 mois. Certains sujets ont été suivis au-delà avec un follow-up de 6 à 9 mois après l’expérience.

Que nous apprend cette expérience étonnante et surtout quels enseignements nous apporte-t-elle concernant la vision que nous pouvons avoir actuellement de l’anorexie et des TCA en général ?

La première catégorie d’informations recueillies, et probablement l’une des plus grandes surprises qu’a provoquées cette étude, est que les sujets mis en restriction ont spontanément adoptés des attitudes fréquemment retrouvées chez les personnes souffrant de troubles des conduites alimentaires, en particulier d’anorexie. On décrivait par exemple, une tendance à manger de plus en plus lentement, à jouer avec la nourriture, à découper les aliments en toutes petites bouchées mâchées longuement, à manger soit très chaud soit très épicé, à boire abondamment, à mâcher des chewing-gums ou avoir des rituels très complexes autour des repas et de l’alimentation. L’ensemble de ces signes est fréquemment retrouvé chez les patientes.

On a aussi constaté que les sujets dénutris avaient une tendance évidente à réfléchir et penser à la nourriture de façon quasi permanente. Ils décrivaient volontiers être préoccupés par le fait de manger dès le réveil et d’être hantés par cette préoccupation au fil de la journée. Ils étaient particulièrement intéressés d’en parler. Ils collectionnaient pour certains des recettes, des ustensiles de cuisine ou des livres portant sur l’art culinaire. Tous ont été très attirés par les situations dans lesquelles d’autres sujets étaient amenés à manger sans pouvoir le faire eux-mêmes. Cette attitude rencontrée chez certaines patientes à faire manger leur proche et leur entourage alors qu’elles ne mangent pas elles-mêmes s’apparentent beaucoup à ce qui a été décrit pour ces sujets.

Cette expérience qui n’a, bien sûr, pas pu être reproduite pour des raisons éthiques compréhensibles, a permis d’apporter une vision nouvelle aux troubles des conduites alimentaires, et l’anorexie en particulier, tant sur le plan de leur étiopathogénie que sur le plan de leur traitement. S’il a été pour certains auteurs comme CRISP un cheval de bataille de présenter l’anorexie comme « a flight of growth » (une fuite de la maturité) qui s’expliquait par le fait, entre-autres, que les jeunes filles souffrant de troubles alimentaires voient leurs cycles perturbés et leur désir sexuel s’estomper. Cette expérience a démontré qu’en fait c’est la restriction et la dénutrition qui en sont la cause et non une problématique psychopathologique antérieure.

De la même façon, les troubles de l’humeur, les manifestations « caractérielles », les difficultés relationnelles et conflictuelles de la patiente s’expliquent par le même mécanisme restrictif et disculpent au passage soit une personnalité prédisposante de type impulsive ou intolérante, soit encore une famille pathologique offrant une relation plutôt conflictuelle ou hyperprotectrice. Là encore, les thèses ont été largement remaniées à la faveur de cette expérience.

Quant au traitement, on reconnaît aujourd’hui, et cette expérience en a été l’une des inspirations, que la reprise de poids et une alimentation satisfaisante inversent une grande partie des symptômes psychiques accompagnant les troubles alimentaires. On peut donc en conclure aisément que la première chose à faire chez une personne souffrant de troubles psychologiques dans ce contexte, c’est de l’aider à s’alimenter mieux et d’atteindre son poids d’équilibre.

Il n’est pas exclu que des problèmes psychopathologiques persistent à l’équilibre, mais il est évident que si l’alimentation est restrictive et le poids insuffisant, il sera difficile de les contrôler ou de les faire évoluer, quelles que soient les méthodes psychothérapeutiques. Il en va de même, et c’est encore plus important, pour l’usage des psychotropes. Aucun psychotrope n’a fait sa preuve dans le traitement de l’anorexie jusqu’à présent. Les troubles obsessionnels, les troubles dépressifs et la multi-impulsivité qui peuvent accompagner ce trouble alimentaire ne doivent en aucun cas conduire à une prescription a priori de psychotrope. La meilleure prescription est encore la reconquête d’une alimentation rationnelle et d’un poids naturel.

Publié en 2010