Anorexie, boulimie, compulsions alimentaires : l'association peut vous aider à voir les choses Autrement

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Contre l'isolement


Marie-France Le Heuzey – service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent,

Hôpital Robert Debré – Paris

Résumé : le 31 octobre 1859, L.V. Marcé présente devant la Société médico-psychologique « une note sur une forme de délire hypocondriaque consécutive aux dyspepsies et caractérisée principalement par le refus d’aliments » ; c’est la première description clinique de l’anorexie mentale et c’est le début de la prescription de l’isolement pour ces patientes.

L’isolement, condition sine qua non du traitement (comme disait Charcot), est encore utilisé un siècle et demi plus tard. Nous nous interrogeons sur le bien fondé de cette pratique ancienne, à la lumière des travaux récents et des possibilités d’alternatives thérapeutiques.

Il y a presque un siècle et demi, lors de la séance du 31 octobre 1859 de la Société médico-psychologique, L.V. Marcé présente une communication intitulée « Note sur une forme de délire hypocondriaque consécutive aux dyspepsies et caractérisée principalement par le refus d’aliments » : On voit certaines jeunes filles, qui au moment de la puberté et après un développement physique précoce, sont prises d’une inappétence portée jusqu’à ses dernières limites. Marcé attire l’attention sur la puissance de l’intervention médicale, à condition de s’adresser à l’idée délirante et non à l’estomac : les malades ne sont plus dyspeptiques, ils sont aliénés. « Or, ce délire hypocondriaque ne saurait être avantageusement combattu tant que les sujets restent au milieu de leur famille et de leur entourage habituel ». Il conseille donc « de confier le malade à des mains étrangères ». Il insiste sur la difficulté à traiter ces malades pour lesquels il ne faut pas hésiter à employer « l’intimidation, la force voire la sonde-oesophagienne ». Les deux observations exemplaires rapportées concernent, pour l’une, une jeune fille de 19 ans où chaque rapprochement avec la mère entraîne une aggravation, et l’autre, une jeune fille de 14 ans qui, dans son milieu familial, manque de direction morale et qui rechute également au contact de son milieu familial. Marcé est donc le premier à découvrir les vertus de l’solement.

On attribue généralement la paternité de l’anorexie mentale à C. Lasègue lorsqu’il publie en 1873 « de l’anorexie hystérique » ; il évoque la difficulté de traiter ces patientes : « le médecin a perdu son autorité morale… et la patiente est invincible pour la nourriture alors qu’elle peut être docile pour les remèdes les moins attrayants ». Lasègue ne propose pas l’isolement, alors qu’à la même époque, en Angleterre, W. Gull décrit aussi « l’anorexia nervosa » mais insiste sur la nécessité que la patiente soit prise en charge par des personnes exerçant un contrôle moral sur elle ; il note également le rôle néfaste des relations amicales et de l’entourage.

C’est en fait Charcot qui revendique la découverte du traitement par isolement des anorexiques mentales. Dans sa lecture XVII : « de l’isolement dans le traitement de l’hystérie », il rapporte le cas d’une jeune fille de la ville d’Angoulême âgée de 13 ou 14 ans et souffrant d’anorexie mentale. Il prescrit une séparation d’avec la famille et souligne la difficulté à faire accepter l’isolement par le père. Charcot insiste sur l’importance de cette séparation : « les parents sont écartés jusqu’à ce qu’une notable amélioration se manifeste, puis comme récompense, le patient est autorisé à les voir ». Charcot exerce une pression intense sur le père : l’isolement est la condition sine qua non de sa prescription. L’effet de l’isolement s’avère rapide et merveilleux.

C’est ainsi que la prescription de l’isolement est systématique pendant de nombreuses années. Michaux préconise « avant tout l’isolement absolu aussi précocement que possible pour éviter la cachexie et la tuberculisation ». Dans l’ouvrage L’enfant inadapté publié en 1957, le traitement de l’anorexie mentale comporte essentiellement l’isolement, quelques traitements adjuvants et parfois le gavage (« le gavage dont la seule menace peut suffire à l’amélioration de la patiente »).

Dans la plupart des traités, on insiste sur la nécessité de maîtriser la patiente : « en aucun cas le médecin ne doit se laisser fléchir et croire aux promesses toujours mensongères de la malade et son entourage ».

Même si dans les années 1970 certaines critiques apparaissent contre l’isolement, comme par exemple dans la description de V. Valère qui « murée, ne connaît plus le temps », les procédures d’isolement se poursuivent : « bien que les mœurs se soient adoucies, la pratique de l’isolement comme seule méthode thérapeutique ou associée à d’autres techniques n’a jamais été sérieusement mis en cause. Or on ne sait généralement plus d’où vient cette pratique ni quelle est l’idéologie scientifique qui la sous-tend ».

En fait l’isolement se fait moins rigide et il se limite généralement à la séparation d’avec les parents. Cette séparation s’intègre schématiquement dans deux grands types de traitements hospitaliers :

  • Soit des contrats comportementaux où chaque prise de poids est récompensée sur le mode du conditionnement opérant avec des renforcements : ces renforcements sont des activités sociales, occupationnelles, des coups de téléphone, du courrier, des visites. La patiente est donc isolée au départ et, comme dans le schéma de Charcot, la visite est une récompense.
  • Soit des contrats d’inspiration psychoanalytique où la séparation est vécue comme une expérience maturante tant pour les parents que pour l’adolescente, nécessaire à une bonne évolution psychique.

L’efficacité de ces programmes à court terme se confirme le plus souvent et de nombreuses adolescentes ont pu reprendre du poids grâce à ces mesures et être sauvées de la dénutrition et des diverses complications de la maladie.

Pourtant, depuis quelques années, différentes équipes européennes (anglaises, françaises…) et nord-américaines ont renoncé à l’isolement, à la séparation parents/enfant, et souvent à l’hospitalisation elle-même pour différentes raisons que j’évoquerai après avoir évoqué deux vignettes cliniques.

1. Observation n° 1

Début juillet 2000, un collègue hospitalier, habitué au traitement des anorexiques mentales adolescentes et fidèle au principe de l’isolement, me téléphone pour me demander d’accueillir très vite Cécile, 15 ans, pour anorexie mentale grave résistant à toutes les prises en charge qu’il a pu instituer jusque-là.

Cécile a commencé à perdre du poids en mai 1999 ; elle a perdu 20 kg, et après échec d’une courte tentative de suivi psychothérapique ambulatoire elle est hospitalisée fin décembre 1999 dans le service de ce collègue : elle pèse 37 kg pour une taille de 1,70 m.

Séparée de sa famille, elle ne prend pas de poids. Grâce à une assistance nutritionnelle elle prend 6 kg, qu’elle reperd dès que la sonde est enlevée.

Sortie début mars 2000 de l’hôpital, elle est rehospitalisée début avril 2000, pesant 35 kg, et de nouveau séparée de sa famille. Malgré la prise en charge hospitalière et les entretiens psychothérapiques, elle ne prend pas de poids ; un passage en réanimation pour pose d’un cathéter central permet une reprise pondérale passagère, mais Cécile arrache son cathéter.

C’est ainsi que son médecin décide un changement de stratégie thérapeutique et me l’adresse à l’hôpital Robert Debré.

Cécile est accompagnée par ses deux parents biologiques et les deux nouveaux conjoints de ses parents.

L’hospitalisation mi-juillet est bien acceptée par Cécile et toute sa famille, d’autant que l’annonce de la « non séparation » les soulage beaucoup. La reprise alimentaire est obtenue de façon progressive, grâce aux interventions régulières de la diététicienne, mais sans qu’aucune assistance médicale ne soit nécessaire.

Toute la famille recomposée a participé avec beaucoup de motivations et de demande aux entretiens familiaux ; « un réel travail familial a été possible » déclare la psychothérapeute familiale.

Cécile sort mi-octobre 2000, elle pèse alors 45 kg. Le suivi ambulatoire s’est poursuivi et il n’y a pas eu de rechute. En octobre 2001, Cécile pèse 50 kg, suit sa scolarité, a une bonne adaptation sociale.

2. Observation n° 2

Hélène est âgée de 10 ans ; elle est la quatrième d’une fratrie de quatre, après trois garçons.

Son amaigrissement a commencé six mois plus tôt et, compte tenu de son âge, a donné lieu à diverses explorations à la recherche d’une cause somatique. Lorsque le diagnostic d’anorexie mentale pré-pubère a été porté, Hélène a été hospitalisée à deux reprises, séparée de sa famille. Elle maigrit à nouveau dès qu’elle sort de l’hôpital.

Elle est hospitalisée à l’hôpital Robert Debré, pesant 23 kg pour 1,41 m.

Non seulement nous ne supprimons pas les visites mais nous demandons à sa mère à venir très régulièrement auprès de sa fille pour reprendre sa place auprès d’elle.

En effet cette mère est considérée par sa famille et sa belle-famille comme une mauvaise mère du fait de ses antécédents de dépression et d’alcoolisme. Elle se sent depuis longtemps incapable de s’occuper de sa fille et dit que celle-ci est mieux élevée par les « bonnes », les tantes et les cousines. Or c’est en aidant la mère à reprendre son rôle auprès de sa fille que cette dernière a repris une alimentation régulière. Et l’amélioration thymique de la mère et celle de la fille se sont réalisées en parallèle.

Quant au père, il lui a aussi été demandé de venir en visite, de « s’occuper » de sa fille, alors que jusqu’à présent il se contentait de signer le carnet de notes, laissant l’éducation des enfants « aux femmes » de la famille.

En fait, nous n’avons pas institué une séparation mais au contraire un rapprochement familial.

Ces deux observations ne sont pas exceptionnelles, elles sont le reflet de notre quotidien où les anorexiques sont de plus en plus jeunes et où en région parisienne elles sont soignées tour à tour par plusieurs équipes. Nous ne nous situons pas en « compétition » vis-à-vis de telle ou telle équipe, et il est souvent préférable de traiter une patiente anorexique mentale en deuxième ou troisième position.

Pourtant il paraît indispensable de s’interroger sur le bien-fondé de l’isolement ou de sa forme adoucie, la séparation :

  • Il s’agit d’une stratégie thérapeutique « vieille » d’un siècle et demi (à cette époque, on mourrait de tuberculose, de méningite bactérienne, d’infarctus du myocarde…)
     
  • L’évolution épidémiologique a montré que les sociétés riches occidentales n’étaient pas les seules concernées et que les cas d’anorexie mentale sont décrits dans de nombreuses populations différentes dans leur vécu et leur éducation (populations africaines, arabes, asiatiques…). Que savons-nous exactement de l’éducation des jeunes chinoises ou japonaises actuellement ?

Publié en 2004