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L'enfant mangeur piégé et écartelé par l'hypermodernité


Vincent BOGGIO – CHU Dijon (septembre 2007)

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Le petit Parisien, photographie de Willy Ronis, datée de 1952, illustre la condi­tion de l'enfant mangeur à la fin de l'époque moderne. Il tient sous son bras une baguette parisienne, pain de cita­din, invention moderne de 300 g et 70 cm, moitié croûte, moitié mie. On l'achète frais chaque matin. Il est idéal pour les tartines du petit déjeuner. L'en­fant y glisse le chocolat du goûter. Il en mange aussi au déjeuner et au dîner.

1. Régularité

L'ombre portée dit qu'il est midi. L'enfant a été envoyé « au pain » à la boulangerie du coin. Il revient en courant. « Dépêche-toi », lui a-t-on dit ! Recommandation inutile, son horloge interne lui rappelle que c'est l'heure du repas. Cette horloge est bien réglée. Depuis qu'il a six mois, il fait quatre repas par jour, à heures fixes. D'ailleurs, sa vie, comme ses repas, est bien rythmée. Il se couche tôt, toujours à la même heure. En période scolaire, les congés disjoints du jeudi et du dimanche sont trop courts pour que la vie change de rythme. Dans le train des vacances, ses parents attendent qu'il soit midi pour sortir le pique-nique. Chez ses grands-parents, la traite des vaches impose un rythme encore plus régulier.

Son alimentation est diversifiée: le matin, un grand bol de lait entier dans lequel il trempe deux tartines, l'une beurrée, l'autre confiturée, remplacées le dimanche par un croissant ; au goûter, un morceau de baguette et une barre de chocolat à croquer; de la viande tous les midis, sauf le vendredi, jour du poisson ; des abats une fois par semaine, du cheval une fois par mois ; soupe de légumes tous les soirs ; pommes de terre, riz ou nouilles tous les jours ; légumes et fruits de saison ; du fromage un repas sur deux, à condition de manger du pain avec ; souvent des gâteaux faits maison. Son alimentation est diversifiée mais peu variée : les mêmes recettes reviennent tous les quinze jours.

2. Usages

L'enfant de 1952 mange rarement à la cantine. Il prend tous ses repas à la maison, en présence de sa mère, y compris le goûter. Tout ce qu'il sait sur la nourriture, il le tient de ses parents : la soupe fait grandir ; les carottes donnent les joues roses et rendent aimable ; la viande rouge donne de la force ; le poisson contient du phosphore qui rend intelligent ; boire avant la soupe coupe l'appétit et abîme l'émail des dents ; on ne se baigne pas dans les trois heures qui suivent un repas. Dans son livre de leçons de choses, il n'y a que deux pages sur la nourriture, une sur la pomme et une sur le pain. Il connaît le mot « digestion» mais ignore « nutrition», « obésité» et «anorexie ». Il apprend le mot «jeûner» au catéchisme mais ne parle de « grignotage » que pour les rongeurs et de « régime» que pour les bananes. A table, il attend que sa mère ait servi tout le monde avant de commencer à manger. Ses parents lui ressassent qu'il doit mâcher avant d'avaler, fermer la bouche quand il mâche, ne pas parler la bouche pleine, ne pas jouer avec la nourriture (à l'exception des pâtes à po­tage), ne pas manger avec les doigts (même les frites), s'essuyer la bouche avant de boire et ne pas quitter la table avant la fin du repas. S'il demande pourquoi, on lui répond que «c'est comme ça ». Ça ne se discute pas. Il n'y a pas de préceptes nutritionnels mais des règles de savoir-vivre consacrées par l'usage. Le jeudi, sa mère lui lègue des rudiments de cuisine : il apprend à éplucher les légumes et à manier le rouleau à pâtisserie.

A table, il est servi. Quand il manque quelque chose, sa mère l'envoie « en commissions» chez l'épicier ou le boulanger. Ils le servent. Au restaurant, une fois par an, il est servi. Jamais et nulle part, il ne se sert lui-même.

A table, l'enfant ne choisit pas ce qu'il veut. Il n'y a qu'un menu. S'il n'aime pas, il attend la suite. Parfois, on l'obli­ge à manger ce qu'il n'aime pas, faute de quoi, il n'aurait pas de dessert. Il finit le gras de sa viande en pensant aux pe­tits Chinois qui meurent de faim. Yaourts, petits suisses et fromage blanc sont servis nature ; on y ajoute une cuillerée de sucre. Les entremets sont faits maison : le même arôme pour toute la famille. Après le déjeuner, il reçoit deux bonbons.

L'enfant ne voit et ne sent la nourriture que dans la cuisine. Le stock domestique de denrées alimentaires est limité. Neuf ménages sur dix n'ont pas de réfrigérateur. La mère fait ses provisions au marché deux fois par semaine et les complète par des achats quotidiens dans le quartier. Les emballages sont tristement neutres. Les gâteaux secs sont rangés dans une boîte en fer blanc, non décorée. Les confitures sont perchées en haut du placard. Pour s'en saisir, il faut grimper sur une chaise, image d'EpinaI du péché de gourmandise. Le pain est dans la huche. Hormis quelques réclames sur les affiches et les recettes découpées dans Femmes d'aujourd'hui, la vie de l'enfant est vide d'aliments en dehors des repas, ce qui ne l'empêche pas de les imaginer puisqu'il joue volontiers à la marchande et à la dînette.

3. Ajustement

Les croûtons de la baguette du «petit Parisien» sont intacts. L'enfant des années 50 ne mange pas dans la rue parce que ça ne se fait pas. D'ailleurs il ne mange pas entre les repas. Ça ne se fait pas. Il n'a donc pas appris à le faire. Les exceptions sont exceptionnelles et codifiées. Quand son père paye un canon à ses amis, il dilue pour l'enfant une larme de vin dans un verre d'eau. Quand sa mère prend le café, l'enfant fait un canard en trempant un sucre dans la tasse. S'il demande quelque chose entre deux repas, la réponse est toujours la même: « attends le repas, sinon tu n'auras plus faim ». La faim, sa mère peut en parler. Elle l'a bien connue pendant l'Occupation. Elle sait que cette sensation, qui rend le repas plus désirable, est désagréable mais tolérable quand celui-ci est proche. Déjeuner et dîner sont fidèles à leur étymologie: « rompre le jeûne ».

A table, les portions sont servies avec justesse. Seul le pain est à volonté : c'est le volant de rassasiement. L'enfant apprend que la nourriture coûte cher (elle ponctionne 40 % du budget familial) et qu'elle se gagne : son grand-père travaillait pour gagner son pain, son père pour gagner son beefsteak. Au goûter, l'enfant peut reprendre du pain, pas du chocolat, trop cher. S'il se servait entre les repas, on lui reprocherait d'avoir chapardé, pour ne pas dire volé. Il apprend qu'on ne jette pas de nourriture : elle est sacrée. Il sauce son assiette avec un morceau de pain qu'il mange ensuite. La mère garde la crème du lait bouilli pour faire des gâteaux. Elle transforme le pain rassis en pain perdu (le mal nommé) et récupère les reliefs du repas pour la pâtée du chien.

4. Béatitude

Le «petit Parisien» sourit en courant vers le déjeuner. C'est un mangeur heureux. Son rapport à l'alimentation est sensoriel et régularisé par l'éducation. L'enfant ne se nourrit pas. Il est nourri par ses parents qui ne délèguent à personne leur rôle nourricier. Il ne se pose pas de questions sur ce qu'il mange : il mange ce qu'on lui dit, quand on lui dit. Il mange pourtant à sa faim. Il ne connaît pas la famine. Ses parents considèrent l'évolution de l'alimentation comme un progrès, un gage de bonne santé. Petit, il aimait la bouillie et sa mère aimait ses bonnes joues. Elle lui donne tous les jours de l'huile de foie de morue. En colonie, on le pèsera le premier et le dernier jour pour vérifier qu'il a fortifié. A l'âge adulte, il aura dix centimètres de plus que son arrière­grand-père.

5. L'enfant mangeur hypermoderne

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2007. Des enfants, qui pourraient avoir le «petit Parisien» pour grand-père, regardent à la télévision un autre enfant boire un yaourt. Les deux lignes de l'argumentaire de cette publicité télévisuelle utilisent les mêmes caractères que le bandeau d'éducation nutritionnelle qui lui fait suite en recouvrant réglementairement 7 % de l'écran. Nous sommes dans l'hyper modernité.

En deux générations, le rapport des enfants à la nourriture s'est métamorphosé. Quand on en parle, on commence toujours par évoquer l'évolution des apports nutritionnels. Mais la révolution alimentaire qui a diminué la consommation de pain, de pommes de terre et de légumes secs (donc les apports en énergie et en amidon) et augmenté celle du sucre et des produits animaux (donc les apports en lipides) décélérait déjà dans les années 1950 pour s'achever vers 1980. Elle aura duré un siècle.

Depuis, les apports en glucides, lipides et protides se sont peu modifiés. Si quelques aliments se sont affirmés (semoule de blé dur, maïs en grains, kiwi et cacahuètes), on n'a pas découvert de nouvelles sources alimentaires, même dans le pétrole. A l'évolution nutritionnelle des années modernes ont succédé des mutations profondes non seulement dans la transformation des aliments (les «produits» ont remplacé les «denrées»), leur commercialisation et leur présentation mais aussi dans les comportements. Une boisson sucrée n'est pas une invention hypermoderne. Les fruits, le sucre et l'eau ne sont pas des ingrédients nouveaux. Le coca-cola est une boisson moderne (1886), pas hypermoderne. La nouveauté, c'est le lot de six bouteilles en plastique de coca light d'un litre et demi chacune packagées sous film rétractable. Le bonbon n'est pas une confiserie nouvelle, mais des sucreries panachées amoncelées dans des gondoles à trois étages occupant vingt mètres de linéaire dans un hypermarché, voilà une démesure récente. Le sandwich (1762) et les frites (fin du I8e siècle) ne sont pas des trouvailles récentes, mais les sandwicheries qui se concurrencent à toute heure devant le lycée en proposant des sandwiches hyper bons et hyper variés, accompagnés de frites au ketchup, illustrent cette hyper modernité où la nouveauté siège dans la démesure, au service de la tentation.

6. Arythmie

L'enfant hypermoderne est un mangeur arythmique. Son rythme de vie est instable. Le week-end fracture la régularité hebdomadaire. La fréquence et l'horaire des prises alimentaires varient d'un jour à l'autre. La question « A quelle heure mangez-vous ?» n'a de sens qu'en collectivité. Les adultes plient les enfants aux modes hypermodernes : l'apéritif dînatoire du samedi et le brunch du dimanche. Ils leur proposent parfois, à la maternelle, un «petit goûter» entre le petit-déjeuner et le déjeuner et, à l'école élémentaire, un «goûter d'anniversaire» entre le déjeuner et le... goûter.

7. Ici et maintenant

La société hypermoderne n'invite pas l'enfant à attendre. Attente et lenteur sont dépréciées. Jadis, on marchait pour faire son marché à pied, maintenant on court pour faire ses courses en voiture. Tout est possible ici et maintenant : la voiture pour aller où on veut quand on veut, le portable pour appeler qui on veut quand on veut, la zapette pour regarder ce qu'on veut quand on veut.

Très tôt, le petit enfant apprend qu'un fruit ou un gâteau le calment, aussi bien qu'une comptine ou un câlin. Très vite, il comprend qu'il peut obtenir à manger entre deux repas, par exemple quand il s'agite dans son siège auto. Plus tard, on lui dira que ça s'appelle «grignoter ». Il trouve d'ailleurs chez lui des aliments achetés pour être grignotés, puisqu'ils ne figurent jamais aux menus des repas : chocolat, bonbons, gâteaux secs, chips, cacahuètes, biscuits à apéritif. S'il veut manger avant le repas, il suffit souvent qu'il insiste. Pourtant le temps d'attente n'est jamais bien long, puisque le repas est vite prêt depuis que l'art culinaire est confié à l'industrie agroalimentaire. Les plats sont vendus cuisinés et se réchauffent au micro-ondes. Même le goûter est vendu tout prêt : c'est l'industriel qui met le chocolat dans le biscuit. Le goûter est proposé dès la sortie de l'école et consommé sur le trajet de retour. Ici et maintenant. Comment l'enfant attendrait-il d'être rentré quand d'autres mangent sous ses yeux ? Des parents justifient cette précipitation en disant : «J'ai peur qu'il ait faim ». Comme ils n'ont pas connu la faim, ils fantasment et imaginent qu'elle est une douleur, comme au Darfour. Alors ils anticipent et glissent un «en-cas» (de faim) dans le sac de piscine.

8. Sollicitations

Toute la journée, des sollicitations sensorielles alimentaires peuvent exciter les yeux et le nez de l'enfant. Dans les maisons hypermodernes, la cuisine sans porte, dite américaine, est très tendance : la nourriture se signale alors en permanence. Les placards de cuisine, agrandis par le cellier contigu au garage, font office d'épicerie. Le frigo est une mini crémerie, parfois une mini-charcuterie. Le congélateur est rempli comme si la guerre menaçait. Les stocks sont reconstitués avant d'être épuisés. Dans les lieux passants, les exhibitionnistes hypermodernes appelés distributeurs automatiques exposent leurs attraits derrière leurs petites vitres pour piquer l'argent de poche des enfants. A la caisse du supermarché, le présentoir de friandises est à portée des petites mains qui émergent du caddy. Les conditionnements alimentaires sont volontiers transparents pour rendre visible leur contenu. Les ludo-aliments, aliments à jouer ou jouets à manger, sont déjà là. Des additifs intensifient les qualités organoleptiques naturelles des aliments (arôme, saveur, texture). La télévision, plébiscitée comme nourrice sèche des petits enfants de l'hyper modernité, incorpore des publicités alimentaires dans la purée des émissions enfantines. Nul besoin d'aliment réel pour faire saliver : couleurs, images en mouvement et musique excitante suffisent.

9. Se servir et choisir

L'enfant mangeur hypermoderne n'est pas servi. Il se sert. Dans les commerces en libre-service, il saisit lui-même les produits et les pose dans le caddy. Le geste précède la négociation et rend le refus parental plus laborieux. Les distributeurs automatiques, décidément bien mal nommés, ne distribuent pas ; l'enfant sélectionne et se sert lui-même. A la maison, la nourriture est à portée de ses yeux, de son nez et de ses mains. L'adulte se penche pour se servir dans le frigo, l'enfant est à bonne hauteur. Les produits dangereux sont tenus hors de sa portée mais les produits alimentaires sont réputés non dangereux. Ceux-ci sont souvent prêts à l'usage, c'est-à-dire à l'ingestion : juste un emballage à déchirer. On peut décrier les chips qui sont grasses et salées ou les décrire comme des pommes de terre épluchées et coupées, qu'on mange sans les réchauffer et sans fourchette. Le yaourt à boire n'est jamais qu'un yaourt. Pourquoi a-t-il la cote ? Parce qu'il évite de chercher une cuillère, comme la paille collée à la briquette de jus de fruit évite de chercher un verre. Quant aux cacahuètes, qui prend un ustensile pour les manger?

L'enfant hypermoderne choisit souvent ce qu'il mange. Cette liberté joue pour les petits repas («Qu'est-ce que tu veux comme goûter? »), la fin des repas principaux («Fromage ou yaourt?»,«Qu'est-ce que tu veux comme dessert ? »), voire la totalité du repas : «Qu'est-ce que tu veux manger? ». Libre choix et libre-service sont souvent associés. Au collège et au lycée, le self impose un plat principal mais laisse le choix des périphériques (entrée, fromage, dessert). En restauration commerciale, le «menu enfant» offre souvent le choix entre steak haché, saucisse ou poisson pané. Pour l'enfant plus grand, la mode est aux buffets : il choisit et se sert ad libitum.

10. Gâchis

Sauf dans les milieux de grande précarité, les aliments de l'hyper abondance ont peu de valeur marchande aux yeux de l'enfant hypermoderne. Pour lui, l'expression « c'est trop cher» ne concerne pas les produits alimentaires. Partout, il voit de la nourriture jetée, parfois sans avoir été touchée. Troupeau suspect, jetez ! Date de vente dépassée, jetez ! Produit périmé, jetez ! Pain rassis, jetez ! Fruits talés, jetez ! Restes d'assiette, jetez ! Au restaurant scolaire, l'enfant voit qu'on jette ce qui n'a pas été mangé, parfois dans l'emballage intact. Protection et sécurité prévalent. La disponibilité alimentaire augmente, la consommation stagne, les déchets s'amplifient. Dans la société du tout jetable, l'enfant peut, sans état d'âme, avoir les yeux plus grands que le ventre : ils ne seront jamais plus grands que la poubelle. Il se sert donc sans mesure. S'il a vu trop grand, c'est sans gravité, il jettera l'excès sans même penser à donner au chien. Mais celui-ci a ses croquettes.

11. Individualisme

Quand l'enfant hypermoderne a une fratrie réduite, des parents absents ou une famille monoparentale, il est souvent seul pour le goûter, voire pour un repas principal. Seul, on ne partage pas. Seul, on grignote davantage. Cependant, le plus souvent, l'enfant est un commensal : il ne mange pas seul. Mais son alimentation est individualisée. Autant de convives, autant de desserts. Chacun sa sauce, ses céréales, ses chips, ses biscuits, chacun son arôme de yaourt ou de jus de fruit. La variété favorise l'individualisme. La publicité incite à la personnalisation : " Comment choisir les céréales adaptées à chacun? ". La vraie «convivialité », le partage des vivres, s'efface devant la pseudo convivialité des rites hypermodernes, préparés en hâte, où l'on mange côte à côte mais chacun pour soi, sans partager ni maîtriser les quantités. Conviviale la raclette ? Ça se discute. Retranché derrière sa coupelle, chacun cuit et mange ce qu'il veut, quand il veut, comme il veut et s'arrête quand il n'en peut plus. Fondue, pierrade, multi crêpes, apéritif, cocktails, buffets d'honneur cousinent avec la raclette.

12. Dérégulation

L'enfant mangeur hypermoderne n'est pas nourri. Il se nourrit. Ses parents sont ravitailleurs plus que nourriciers. Ils approvisionnent. La tradition familiale ne régule pas l'alimentation. Les groupes socioculturels ont peu de repères alimentaires coutumiers. Le petit­fils d'immigré mange comme l'autochtone. La transmission culinaire est vaine. A quoi bon apprendre à cuisiner? Quel art culinaire transmettre utilement à la génération suivante? La pizza est devenue le plat national. Qui l'avait prévu il y a cinquante ans? Qui savait faire le taboulé? Que mangera-t-on dans vingt ans? Y aura-t-il encore des aliments bruts à cuisiner?

L'éducation est souvent incapable de réguler le comportement alimentaire de l'enfant. Les adultes, à commencer par les parents, ont fréquemment un comportement irrégulier, sacrifiant aux modes, à la pression environnementale et à la satisfaction immédiate du désir. Qui apprend aux enfants à grignoter ? Qui propose l'apéritif, prototype du grignotage socialement approuvable ? Qui laisse l'enfant choisir ce qu'il préfère? Qui privilégie le libre-service? Qui propose des règles( «On ne mange pas sur la banquette ») aussitôt amputées par des exceptions d'adulte (« sauf pendant la coupe du monde ») et reproche à l'enfant ses transgressions qui ne sont en fait que des exceptions d'enfant («juste pendant mon feuilleton»). Qui tolère des comportements alimentaires excessifs et anomiques ?

13. Béatitude contrariée

A la fin de l'époque moderne, l'enfant était un mangeur heureux. Il mangeait ce qu'on lui donnait, quand on lui donnait, sans poser de questions. Celui du 21e siècle devrait également être un mangeur heureux. Libre de se servir et de choisir, adepte de l'ici-maintenant, peu exposé à la frustration, échappant à la régulation familiale, il pourrait vivre sereinement ce rapport nouveau à son alimentation. Mais la société des adultes, celle-là même à laquelle il doit son comportement et sa consommation alimentaires, lui demande obstinément d'en changer par la publicité et l'éducation nutritionnelle qui se télescopent à l'écran et limitent la légitimité d'un troisième discours, celui des parents.

14. Publicité

La publicité télévisuelle, l'enfant ne la sollicite pas : elle lui est imposée. Elle n'augmente pas sensiblement sa prise alimentaire globale. Pendant un temps, elle a probablement contribué à orienter sa consommation vers des aliments à fortes qualités organoleptiques. Actuellement, elle se contente de déplacer les choix d'une marque vers une autre. Les produits qui marchent se copient les uns sur les autres. La néophilie de l'hyper­modernité s'exerce sur les marques et les logos plutôt que sur les contenus. La néophobie alimentaire des enfants freine les industriels, qui ne s'aventurent pas en terrain vierge. Mais la publicité excite violemment les sens à distance des repas, accentue les désirs et valorise la dimension hédonique de l'alimentation, qu'elle associe au partage, voire à la séduction. Elle enseigne à l'enfant qu'il peut toujours manger mieux et dérange l'établissement d'un comportement alimentaire stable et régulier.

15. Éducation nutritionnelle

Depuis trente ans, la société dirigée par les adultes, celle-là même qui a inventé la publicité télévisuelle, parle aussi aux enfants d'alimentation à travers l'éducation nutritionnelle. Comme la publicité, celle-ci enseigne à l'enfant qu'il peut toujours manger mieux. Son contenu a évolué. Au début, on décrivait les groupes alimentaires, on expliquait les équivalences entre fromages et lait, poisson et viande, fruits et légumes. On conseillait de limiter les charcuteries, les viandes en sauce et les féculents, dont le pain. Puis le discours est devenu plus savant. Les enfants ont appris que des protides peuvent être animaux, des sucres lents, des lipides saturés et des éléments oligo, et que l'hypoglycémie qui les guette s'ils partent à l'école sans manger les disculpera de leur baisse d'attention. Plus récemment, l'éducation nutritionnelle s'est focalisée sur la santé, thème obsessionnel de l'hyper modernité, qui suscite l'angoisse alors qu'elle n'a jamais été aussi bonne. Tout enfant sait précocement que «pour sa santé» son petit-déjeuner est le repas le plus important de la journée et l'eau la seule boisson indispensable, que «pour sa santé» il doit manger varié et équilibré. .. Cinq fruits et légumes par jour... moins sucré, moins salé et moins gras... et que « pour sa santé» il doit éviter de grignoter.

16. Décodeur

La réception par les enfants de ces messages fait question. La spécification «pour la santé» les invite à envisager leur santé, concept énigmatique pour certains, dans l’avenir d'un monde qui privilégie le présent. Ici, un enfant pensera que le message s'adresse aux autres : «Moi, je ne mange pas trop sucré puisque je mangerais volontiers plus sucré ». Là, un autre s'inquiétera sans raison, se sentira coupable ou s'interrogera sur ses parents qui mangent comme lui. Le mettent-ils en danger? Les synapses des neurones enfantins disjonctent quand, sur l'écran, la publicité est prolongée par le message éducatif. L'enfant peut penser que celui-ci conforte celle-là et que l'aliment présenté est bon pour la santé. Il sait d'ailleurs que, sur un emballage, l'allégation d'une richesse en vitamines ou en calcium concerne bien l'aliment emballé. Cette confusion est entretenue par l'industrie agroalimentaire, qui devient philanthropique et se dédouane de sa pression marchande en s'invitant à l'éducation nutritionnelle, mais de manière tendancieuse. Comme tout aliment contient des nutriments utiles (sinon ce ne serait pas un aliment de l'Homme), il suffit de valoriser les uns (un sel minéral, une vitamine, de l'énergie ou son absence) en oubliant les autres. Que saisit l'enfant qui lit sur l'étiquette du cassoulet que celui-ci s'enorgueillit de «contribuer aux objectifs nutritionnels majeurs en France, à savoir consommer plus de féculents et de fibres» et «d'apporter, pour 100 grammes, 15 % des apports journaliers recommandés en vitamine B9» ? L'enfant perçoit aussi les échos des débats peu sécurisants sur les pesticides et les OGM, les points de vue divergents sur les suppléments nutritionnels et les allégés, l'inquiétude des parents d'enfants obèses et l'angoisse des parents d'anorexiques, le jugement de ses pairs à l'école et l'avis des experts - des adultes - qui stigmatisent à la radio le comportement alimentaire et la corpulence des enfants, plus volontiers que ceux des adultes. Doit-il croire le père, le pair ou l'expert?

La digestion par l'enfant de ces discours alimentaires est compliquée par l'existence des parents, éducateurs de proximité. Certains, refusant d'être court-circuités, osent un discours critique sur la publicité et l'éducation nutritionnelle. D'autres capitulent et considèrent qu'en éducation, le chapitre «alimentation» n'est plus de leur ressort puisque la société s'en charge. Si les comportements alimentaires des deux parents sont similaires, ils restent une référence, peut être un modèle pour l'enfant. Mais les styles éducatifs des parents ne sont pas toujours en phase : si l'un est laxiste et l'autre orthorexique, leurs attitudes suscitent des débats contre-productifs en termes d'éducation. Des mères, plus souvent que des pères, ajoutent à la confusion en parlant de leur régime, surtout celui qu'elles devraient suivre, et en rabâchant devant l'enfant des principes diététiques qu'elles n'appliquent pas. Des grands-parents peuvent apporter leur grain de sel. Finalement l'enfant est écartelé entre les informations qu'il reçoit, les comportements qu'il observe et ses propres désirs.

17. Autonomie

On attend de l'enfant qu'il fasse un tri, qu'il soit critique et qu'il bâtisse son propre comportement. Pour cela, on fait appel à son autonomie et à sa raison. On juge qu'il est assez grand pour faire les bons choix puisqu'il est informé. Mais, comme ceux de l'adulte, ses choix restent d'abord dictés par le plaisir procuré par les aliments que la société pousse vers lui. Encore plus qu'un adulte, car c'est un enfant. La liberté d'élaborer son comportement alimentaire qui lui a été accordée sans qu'il la revendique est piégée par un environnement libéral, concurrentiel et hédonique. La société adulte sait d'ailleurs que l'enfant est piégé, puisqu'elle lui répète inlassablement : «Il faut faire attention». Mais s'il doit faire attention, c'est qu'il est en danger, et c'est alors aux adultes, parents et société, de le protéger, et non à l'enfant de trouver les parades et les protections. Car c'est un enfant. Le droit fondamental de l'enfant d'être bien nourri est devenu le devoir de l'enfant de bien se nourrir. On attend qu'il maîtrise, maître mot de l'hypermodernité, son comportement. On lui demande d'être raisonnable dans un monde alimentaire où la raison s'efface devant la complexité et la démesure.

18. Bon sens conclusif

Dans une école maternelle d'un quartier populaire de Langres, une mère questionne le médecin invité à parler d'alimentation avec les parents d'élèves : «Docteur, la publicité à la télé, vous en pensez quoi? ». Il répond doctement que les parents devraient expliquer aux enfants ce qu'est la publicité et... Elle l'interrompt gentiment et le ramène à la réalité : «Oui, Docteur, mais c'est des enfants ».