Anorexie, boulimie, compulsions alimentaires : l'association peut vous aider à voir les choses Autrement

Anorexie mentale et boulimie
Définition, symptômes et maladies associées
Anorexie mentale en trois maux Boulimie en trois mots Anorexie mentale et boulimie chez l'adolescent Anorexie mentale et effets métaboliques de la restriction alimentaire Anorexie mentale : entre appétit et peur Anorexie mentale et dépression Addictions et anorexie mentale Anxiété dans l'anorexie mentale et la boulimie Besoins caloriques et dépenses énergétiques Boulimie et dépression Cette douleur-ci contre cette douleur-là Émotions et TCA Environnement, anorexie mentale, boulimie et obésité État dépressif en cas d'anorexie mentale et de boulimie Hyperactivité physique en cas d'anorexie mentale et de boulimie La sensorialité et TCA Le mérycisme : un comportement de dépendance fréquent dans l'anorexie et la boulimie Les troubles du comportement alimentaire chez les 6-12 ans Peut-on déceler tôt l'anorexie mentale et la boulimie ? Peut-on parler de drogue en cas d'anorexie mentale, de boulimie et de compulsions alimentaires ? Tabagisme et troubles du comportement alimentaire : un lien ? Troubles du comportement alimentaire et conduites addictives
Causes et mécanismes Descriptions et complications Etudes scientifiques Traitement Autour des TCA
Obésité et compulsions alimentaires Diététique & Nutrition

Peut-on parler de drogue en cas d'anorexie mentale, de boulimie et de compulsions alimentaires ?


Pr Daniel RIGAUD - CHU Dijon

1. La difficulté de s'en sortir

La difficulté de prise en charge des TCA réside dans la fréquence de la rechute (reprise du processus pathologique).

Ainsi, sur une série de 487 malades suivis 10 ans, nous avons relevé une fréquence de rechute ou de perpétuation de la maladie de l’ordre de 47 %, avec en moyenne 2,7 rechutes par malade.

Un fait frappant est que nombre de malades souffrent énormément de leur trouble et veulent s’en sortir. Ils consultent souvent plusieurs médecins pour ce faire. Or, malgré leurs efforts, ils n’arrivent pas toujours, loin s’en faut, à lutter efficacement contre leur trouble du comportement alimentaire.

Un autre fait curieux est que chez un certain nombre d’entre eux, la reprise du processus survient alors même que leur vie a été nettement améliorée par la suppression des symptômes de la maladie. C’est notamment le cas des malades souffrant de boulimie.

Un dernier fait marquant est que bien des malades rechutent alors que « tout va bien » dans leur vie : vacances, relation amoureuse.

Tout ceci amène à penser que les troubles du comportement alimentaire agissent sur les structures fonctionnelles cérébrales « comme une drogue ». Cette hypothèse suggère qu’il s’agirait de conduites addictives, à l’instar du tabac, de l’alcool ou des drogues chimiques classiques (morphine, dérivés de l’héroïne…).

Le but de l’étude qu’a réalisée l’Association AUTREMENT était de tenter de répondre à cette question. Il importe au préalable de rappeler les différentes phases d’un processus d’addiction.

2. Addiction : les phases

On distingue cinq phases dans une addiction :

  1. Induction : un stimulus (une substance, un comportement) induit une réponse hédonique : il y a « récompense » sensorielle, c’est à dire « satisfaction » : le sujet se sent ou « bien » ou « mieux » et associe cette sensation à l’usage de la substance ou du comportement en question.
     
  2. Apprentissage : le sujet intègre les données désirables et indésirables : il s’agit d’un processus conscient, mais non rationnel. Le désirable relève d’une ou d’une série de sensations (euphorie, hallucination, sensation de puissance, relâchement, mieux-être…) et l’indésirable soit de sensations (symptômes physiques comme céphalées, épigastralgies), soit de pensées (morale, danger…).
     
  3. Mise en place : La force des effets désirables pousse le sujet à répéter le stimulus. La longueur de ces deux dernières phases dépend de l’intensité respective des effets désirables et indésirables. Elle dépend aussi de l’intervalle entre le stimulus et ses effets : si l’effet désirable survient rapidement et l’effet indésirable plus longtemps après, le sujet aura tendance à ne prendre en compte que l’effet désirable. Il « passera outre » l’effet indésirable.
     
  4. Une phase de lutte : Le sujet cherche à sortir de sa dépendance : nervosité et sentiment d’échec vont induire des troubles de l’humeur et risquer de renforcer le trouble.
     
  5. Une phase d’acceptation : Le sujet ne lutte plus et même s’oppose à la lutte de ses proches et des soignants: c’est la phase « d’amour », de « consentement » pour la substance ou le comportement addictif !

3. Que sont les troubles du comportement alimentaire (TCA) ?

Les malades ont tous un important manque de confiance en eux. Il faut comprendre qu’initialement, parfois à leur insu, ils peuvent tirer une gratification sensorielle (anorexie mentale, boulimie, compulsions alimentaires) ou sociale (anorexie) de leur maladie.

4. Comment s'inscrivent les TCA dans ce processus ?

4.1. Dans la boulimie et la compulsion, le processus de la crise est une succession de phases

  • La pensée de la crise vient
  • Cette idée envahit le champ de la conscience
  • Elle s’impose, plus rien ne compte…
  • Parfois la malade tente de résister
  • La pensée est là, pourtant, obsédante, toute puissante
  • Et l’angoisse monte, et avec elle, l’irritabilité, la nervosité
  • Et puis vient l’ingestion massive d’aliments en vrac
  • Dans la solitude
  • La certitude de perdre tout contrôle en découle
  • Puis le dégoût de soi-même et la honte

Chez certains malades, la crise est prévue, organisée depuis le matin et immuable depuis des mois ou des années. Chez d’autres, elle répond à une impulsion.

4.2. Et l'anorexie, qui est un jeûne, en quoi est-elle une addiction ?

A première vue, ceci peut surprendre. On voit bien comment on peut se « droguer » au chocolat, mais mal comment on peut être dépendant d’un manque comme le jeûne.

Et pourtant, c’est bien le cas comme l’a montré l’étude qu’a menée l’Association AUTREMENT (voir ci-dessous).

Certains malades (mais pas tous) ressentent, au moins initialement, un bénéfice sensoriel (toute puissance, euphorie, sédation de l’angoisse) et social (gratification du régime et de la perte de poids) à leur restriction alimentaire volontaire. Il en est de même pour l’hyperactivité physique. Certains ressentent même un malaise physique, une vive angoisse et/ou une tendance dépressive à l’arrêt du jeûne ou de l’hyperactivité. Beaucoup disent qu’ils veulent (qu’ils voudraient) s’arrêter, mais qu’ils ne le peuvent pas.

5. L’étude prospective par auto questionnaire

Elle concerne à ce jour 124 malades : 36 anorexiques restrictives, 23 anorexiques boulimiques, 39 boulimiques et 26 compulsives. Les malades ont répondu de façon anonyme à un questionnaire remis en main propre. Il avait été validé préalablement par les membres de conseil scientifique de l’Association et par une dizaine de malades. Il comportait 32 questions, dont des questions en « double inversé » de telle manière à apprécier la fiabilité des réponses.

127 questionnaires ont été distribués. 3 questionnaires ont été éliminés après retour, car les réponses ont paru nettement « erronées ». Aucun des 124 autres questionnaires rendus ne comportait de question non renseignée.

NB : Dans les tableaux ci-dessous, AN : anorexie mentale restrictive ; AN-B : anorexie-boulimie ; B : boulimie ; C : compulsions alimentaires

Sexe, âge et poids
Les malades étaient à 90 % des femmes d’âge jeune. Les anorexiques étaient plus jeunes et plus maigres.

 

Sexe
féminin %

Age
(ans)

Poids
(kg)

IMC
*

AN

94

23

40

14,4

AN-B

100

26

42

15,6

B

100

27

53

19,8

C

90

33

74

27,9

* IMC : indice de masse corporelle (poids sur carré de la taille ;
normale entre 18,5 et 25 kg/(m)2).

Durée d’évolution de la maladie
2/3 des malades avaient une durée d’évolution de + 5 ans.
L’hyperinvestissement (travail « acharné ») est le propre de l’anorexie mentale, dans ses 2 formes.

  Evolution > 3 ans (%) Hyperinvestissement
scolaire ou prof. (%)
AN 62 89
AN-B 85 57
B 81 19
C 78 11

Hyperactivité physique (HP), Vomissements spontanés (VS) provoqués (VP), et autres stratégies pour perdre du poids (en pour cent).


HP VS VP Crise ss vomissement

AN

86 %

0

0

0

AN-B

43 %

29

71

6

B

24 %

33

76

12

C

11 %

11

11

98

L’existence de crises de boulimie et/ou de vomissements limite, inhibe ou est antinomique de l’hyperactivité physique (P < 0,001). Cette dernière est la règle en cas d’anorexie restrictive (86 % des cas).

L’existence de crises de boulimie et/ou de vomissements accroît le besoin de stratégies pour perdre du poids (laxatif, diurétique ; P < 0,001), à l’exception de l’hyperactivité physique.

 %

Laxatif

 Diurétique

Anorexigène

Pensée obsédante

AN

19

0

5

62

AN-B

43

7

0

86

B

24

10

10

86

C

0

17

11

50

Pensées et humeurs autour de la maladie au fil du temps

Satisfaction ou plaisir
Le plaisir lié au jeûne, à l’hyperactivité physique ou à la crise d’hyperphagie diminue avec le temps dans tous les types de troubles du comportement alimentaire.

En %

Au début

En pleine
maladie

maintenant

AN

71

33

10

AN-B

93

43

14

B

52

14

10

C

70

47

27

Il en est de même de la sensation de toute puissance que les malades ressentent au début du fait de leur jeûne, de leur l’hyperactivité physique ou de leur crise.

En %

Au début

En pleine
maladie

maintenant

AN

72

48

24

AN-B

86

64

21

B

52

14

5

C

15

23

11

La pensée négative s’accroît au fil du temps : à la question « Je ne sens rien de positif : ni force, ni plaisir, ni valorisation, ni satisfaction », la réponse est plus souvent affirmative en pleine maladie qu’au début, et chez les boulimiques et compulsives que chez les anorexiques restrictives.

En %

Au début

En pleine
maladie

maintenant

AN

0

29

48

AN-B

7

21

36

B

19

57

67

C

11

44

52

Ceci est particulièrement le cas en ce qui concerne la culpabilité, la honte et le sentiment d’être nul(le). En d’autres termes, en pleine maladie, 62 % des anorexiques restrictives se sentent honteuses de leur maladie, mais ne peuvent la lâcher. C’est le cas pour de 60 à 81 % des boulimiques ou compulsives. Le sentiment de nullité est encore plus fréquent.

Culpabilité, honte, sensation de nullité

 %

Culpabilité, honte

Nullité

 

Au début

Maintenant

Au début

Maintenant

AN

23

62

14

48

AN-B

38

59

57

64

B

57

81

23

81

C

41

64

22

39

 Balance des effets

Au début, 60 % des anorexiques ressentent des effets surtout désirables. Ceci s’estompe avec le temps.

Effets positifs :

En  %

Que désirables

Surtout désirables

Au début

Maintenant

Au début

Maintenant

AN

24

0

38

0

AN-B

21

0

43

7

B

10

0

43

5

C

22

0

22

11

 Effets négatifs :

En %

Que indésirables

Surtout indésirables

Au début

Maintenant

Au début

Maintenant

AN

5

19

10

43

AN-B

14

21

14

50

B

0

19

14

52

C

6

6

6

28

La maladie et sa puissance

Il s’avère de plus en plus dur d’échapper à sa maladie, quel que soit le TCA.

Force de la maladie

 

Très forte

Toute puissante

Au début

maintenant

Au début

maintenant

AN

5

24

5

29

AN-B

14

21

14

79

B

10

10

5

67

C

6

33

6

33

Pouvez-vous y échapper (crise, vomissement ?)

 

En général non

Jamais

Au début

maintenant

Au début

maintenant

AN

43

24

5

24

AN-B

36

50

36

36

B

29

43

4

33

C

33

56

11

22


Pouvez-vous y échapper (hyperactivité physique) ?

 

En général non

Jamais

Au début

 maintenant

Au début

 maintenant

AN

33

14

33

19

AN-B

50

43

21

14

B

24

24

19

0

C

39

28

0

11

L’état dépressif n’arrange rien : le rejet de la « pensée TCA » accroît l’état dépressif.

Etat dépressif selon malade En %

En %

Etat dépressif

Au début

Maintenant

AN

33

62

AN-B

66

64

B

62

76

C

22

56


Que ressente-je, si j’arrête mon jeûne, mon hyperactivité physique, mes crises, mes vomissements ?

 

Malaise
physique

Epuisement,
dépression

AN

48

48

AN-B

50

50

B

29

19

C

22

17


D’autant que les malades boulimiques ou compulsifs sont prêts à tout pour faire leur crise
Le besoin de faire la crise s’impose parfois dès le matin, monte et conduit bien des malades à rejeter les sorties ou à quitter les amis (comportement de fuite) pour faire leur crise.

%

 Pensée
 dès matin

 Le désir
monte

J’y pense
Tout le temps

 Rejet
 sorties

 Fuite

   AN-B

21

57

50

64

57

     B

52

62

43

52

71

     C

22

67

28

33

11

Le sentiment de perdre tout repère ou de perdre le contrôle est intense : Il est beaucoup plus net en cas d’anorexie-boulimie qu’en cas d’anorexie restrictive.

En %
Perte des repères
Sentiment de perdre
tout contrôle
AN 5 19
AN-B 36 64
B 57 76
C 39 61

Les autres conduites addictives « classiques » sont bien rares : c’est la potomanie (> 3 litres/j) qui domine. La question était : « Pensez-vous que vous êtes accro (dépendante) d’autre chose ? »

En %

Potomanie

drogues
douces

drogues
dures

alcool

tabac

AN

48

5

0

0

0

AN-B

43

0

0

0

40

B

57

0

0

19

15

C

0,6

0

0

0

0

Les anorexiques restrictives ne sont dépendantes que de la potomanie et de l’hyperactivité physique.
Ce sont les anorexiques-boulimiques (vomissements ou boulimie) qui ont le plus d’addiction au tabac, sans doute aussi pour lutter contre la faim.

La note globale de dépendance est élevée :

 

Note max. : 10

AN

8,14

AN-B

9,14

B

9,05

C

6,5


6. Conclusion

Une pléiade d’arguments plaide en faveur du caractère addictif des troubles du comportement alimentaire : c’est évident bien sûr en cas de boulimie comme de compulsion alimentaire, mais c’est aussi vrai en cas d’anorexie mentale. Pourtant, aucun de ces TCA ne s’associe fréquemment à d’autres conduites addictives.

C’est sans nul doute dans ce caractère addictif face à leur trouble que se trouve l’une des explications de la grande fréquence des rechutes ou échecs en cas de TCA.

Pour en savoir plus

Remerciements : Cette étude a été possible grâce aux dons des membres de l’Association et aux mécènes qui l’ont soutenue : Direction Générale de la Santé, CPAM de Côte d’Or.

 

Publiée en 2006